Artiste

Neïl Beloufa : Chez nous, les "polémiques" servent à nous empêcher de discuter des questions réelles

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 26 mars 2018 - 937 mots

Le plasticien présente actuellement « L’ennemi de mon ennemi » au Palais de Tokyo, exposition pour laquelle l’artiste afro-américain Parker Bright a demandé le retrait d’une image.

Les technologies de l’information et de la communication, qui sont au centre de votre travail, sont-elles de nature à favoriser l’émergence de nouvelles formes de censure ?

Neïl Beloufa : Je ne suis pas expert en la matière. J’ai simplement l’impression que les technologies récentes ne sont pas encore maîtrisées. Que, du coup, elles permettent des formes d’émancipations nouvelles, que ce soit dans la décentralisation des pouvoirs ou dans l’autoreprésentation possible de la société par elle-même. Elles instaurent de nouvelles mécaniques de contrôle, que ce soit par le data mining et le ciblage des informations, ou par l’uniformisation des images et de la pensée dans un monde hyperglobalisé. Quant à la censure, je ne sais pas si cela a jamais été différent. Les critères de chaque époque sont différents, et les éléments qui gênent aussi, même si Facebook a malencontreusement censuré récemment une reproduction de L’Origine du monde.

« L’ennemi de mon ennemi » présentait une image de Parker Bright devant la toile Open Casket de Dana Schutz. Lors de son exposition au Whitney Museum en 2017, la toile avait en effet provoqué un vif débat sur la légitimité, pour une artiste blanche, d’évoquer la souffrance des Noirs américains. Qu’illustre ce débat selon vous ?

Il y a aux États-Unis des mécaniques nouvelles qui pourraient en un temps très court changer réellement des rapports de pouvoir qui étaient très longtemps intouchables. En art, les stratégies des « minorités », pour être représentées, mettent les structures dominantes dans une situation perdant-perdant, ce qui les contraint à les intégrer le plus vite possible. Si elles ne sont pas représentées, elles attaquent, si elles sont représentées par un « autre » dominant, elles attaquent. C’est à la fois dur et d’une efficacité redoutable, donc, d’une certaine manière, vertueux. Ce dont je suis sûr, c’est que c’est important de parler en France de la façon dont les États-Unis renégocient leur histoire et leur diversité.

Parker Bright a obtenu que vous retiriez de votre exposition la photographie de lui devant l’œuvre de Schutz. Sa réaction venait-elle légitimer le propos de l’exposition ?

Dans cette exposition, nous avons choisi une méthode de travail volontairement problématique afin d’essayer de répondre et de critiquer les mécaniques de domination de nos médias ou d’Internet. Nous les avons calquées, et déformées. Cela devait nous permettre une sortie de notre zone de confort « gagnant-gagnant ». Dans cette même idée, nous nous sommes fixé dès le début comme règle que si quoi que ce soit dérangeait légitimement un tiers, nous le retirerions sans hésiter, car notre but n’est pas de déranger, mais de stimuler des réflexions, hors mécanique d’opposition de jugement.

Qu’un sujet soit présent ou retiré, il fait toujours autant partie de l’exposition. L’exposition n’essaie pas de légitimer son autorité : elle parle de mécanique de légitimation, et tente de trouver des solutions pour formuler des choses complexes sans les réduire.

Dans l’espace médiatique actuel, on assiste à un clivage entre la volonté de faire évoluer les représentations que l’art donne des minorités et la défense de la liberté de création des artistes. Quelle est votre position sur ce sujet ?

Je pense que chaque pays a une culture de la représentation différente et que, dans notre ère de pensée globale, on essaie d’uniformiser ces rapports. Chaque époque a ses règles et elles changent vite et tout le temps. On cherche toujours à voir des clivages, et à affirmer que notre rapport à l’image, à la notion de liberté, à la notion d’interdit est le bon alors que l’on pourrait peut-être aussi respecter celui de l’autre. Je crois qu’on pourrait ne pas forcément formuler cela sous forme de clivage. Les deux sont peut-être additionnables : on peut à la fois défendre une forme de liberté de création et vouloir que les minorités soient plus représentées. On peut s’abstenir et respecter. On peut aussi obéir sans que cela ne soit une contrainte, de la même façon que l’on peut en même temps essayer d’en parler quitte à ce que cela soit mal entendu et que l’on doive ensuite revenir en arrière. Dans mon cas, cela n’a malheureusement pas été compris. Je pense qu’au final, ce sont les discours binaires dans lesquels on essaie de tout faire fonctionner qui sont néfastes. On peut proposer, réfléchir et pas obligatoirement devoir affirmer une opinion tranchée, les choses sont parfois compliquées.

Ce contexte appelle-t-il des précautions particulières de la part des artistes ?

Cela dépend de chacun. Je suis encore une fois mal placé pour parler de ça, j’ai fait une exposition qui tentait de trouver une stratégie et une mécanique qui nous permettent de ne pas être précautionneux tout en étant respectueux, acceptant toute attaque sans y voir pour autant de conflit. Et cela ne fonctionne malheureusement pas pour tout le monde, vraiment, donc je m’en excuse sincèrement.

Quelle position l’artiste doit-il tenir face à la censure ?

Dans nos sociétés libérales, je pense qu’on en parle un peu trop et qu’on y accorde un peu trop de valeur. Il y a des pays où cela est réellement signifiant. Chez nous ces « polémiques » servent bien plus à nous empêcher de discuter des questions réelles qui se posent en nous demandant de nous placer pour ou contre le retrait de telle ou telle chose. Cela écrase le fond dans un des débats où l’on mélange politique, art et communication au lieu de les séparer. D’autre part, ce qui est censuré, c’est aussi une chose à laquelle le censeur accorde de la valeur.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°711 du 1 avril 2018, avec le titre suivant : Chez nous, les "polémiques" servent à nous empêcher de discuter des questions réelles

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