Des collectionneurs avertis, discrets et passionnés

Les amateurs de dessin vus par les professionnels du marché

Le Journal des Arts

Le 4 avril 1997 - 1209 mots

Réputés discrets, exigeants et cultivés, les collectionneurs de dessin ont une démarche originale. Ils tissent souvent avec les hommes de l’art une longue relation de confiance, voire d’amitié. Experts et marchands nous décrivent ces connaisseurs éclairés, venus d’horizons très divers, toutes générations confondues, qui partagent avec eux la passion du dessin.

"Ces collectionneurs ont l’œil averti, ils sont d’une grande culture et connaissent parfaitement le monde du dessin", considère Marie-Christine Carlioz de la galerie La Scala. Ce jugement est partagé par de nombreux marchands et experts, qui insistent sur l’érudition de ces "puristes". Chez Didier Aaron, le marché est décrit comme "plutôt étroit, de haut niveau", attirant une clientèle "différente suivant le type de dessin proposé." La "partie noble" serait le dessin italien du XVIe siècle, raréfié, très cher, exigeant un haut niveau de culture et recherché par des collectionneurs très initiés.
Jean-François Baroni définit le dessin italien du XVIe au XVIIIe siècle comme "religieux, cérébral, plus difficile à voir et à comprendre" que le dessin français – plus accessible – de la même époque. D’un autre côté, le dessin plaisant, aimable – scènes de genre, paysages bucoliques, putti à la sanguine – attire une clientèle plus vaste, sensible à une image décorative dans le meilleur sens du terme.

Le dessin moderne et contemporain innove avec de nouvelles techniques, comme le collage, et une vision nouvelle : l’abstraction. Les œuvres sur papier ont autant d’importance que l’œuvre peint chez certains artistes tels Dubuffet, Pollock ou Jasper Johns. Les plus grands collectionneurs de dessin actuels se passionnent pour le dessin italien et français des XVIIe et XVIIIe siècles, qu’ils achètent à prix d’or. Beaucoup d’entre eux, français ou américains, sont des financiers. Les Américains monopolisent à eux seuls près de la moitié du marché. Ils achètent des dessins à des fins privées, ou dans le cadre d’acquisitions de musées. Les plus fortunés sont souvent trustees de musées, principalement de la côte Est. Leur moyenne d’âge est d’une cinquantaine d’années. Selon Nicolas Joly, le goût de ces Américains s’oriente vers des "dessins très achevés, avec des techniques spectaculaires comme la sanguine, la gouache, le pastel". Ils veulent des noms prestigieux. Très exigeants et professionnels, ces collectionneurs sont de plus en plus conseillés par des universitaires ou des conservateurs de musées. Ils veulent comprendre pourquoi l’œuvre est majeure, dossier scientifique à l’appui. Leurs achats sont souvent conséquents : autour de 300 000 francs. "Acheteur compulsif", le plus important collectionneur américain est ravi d’acheter trente dessins en deux jours, assisté d’un universitaire. Sa collection en compte déjà 300.

Il recherche "un beau Watteau" pour compléter son encyclopédie personnelle du dessin du XVIIIe siècle. En France, le profil des collectionneurs a changé, relève Bruno de Bayser. Il y a moins de professions libérales, avocats et médecins, et plus de gens de la finance, assureurs, entrepreneurs ayant revendu leur affaire, âgés de 50 à 70 ans. Le pouvoir d’achat ayant baissé en France, certains se sont tournés vers le dessin parce que les tableaux devenaient trop chers. Ils ne dépassent guère le seuil de 150 000 francs. Leur goût va le plus souvent aux pièces "décoratives", aux feuilles de grande taille. Jean-François Baroni remarque "l’attachement à la culture française" de ce type de collectionneur, sensible à Fragonard et Hubert Robert, qui n’achète pas de dessin italien. À la galerie Cailleux, comme chez d’autres, se nouent avec certains collectionneurs des relations amicales. "L’un d’eux, 55 ans, a une vie professionnelle très prenante. Il achète de tout, par coup de cœur : XVIIe, XVIIIe, XIXe. C’est son délassement. Un autre de nos clients, 70 ans, est très secret et discret. Il apprécie surtout les dessins anciens". Méthodique, un autre collectionneur classe ses dessins dans des boîtes par spécialité : la génération de 1710 – le paysage italien –, les dessins nordiques...

Spécialisée dans le Symbolisme, la galerie belge Patrick Derom a une clientèle fidèle d’amateurs de dessins âgés de 40 à 60 ans. Antoine Laurentin, qui expose dans sa galerie des paysagistes romantiques ou des artistes "fin de siècle", attire lui aussi des collectionneurs de 40 à 50 ans. Les plus jeunes ont également leur place, comme ce couple de 23 et 24 ans venu acheter à la galerie Cailleux – à tempérament – un croquis à la pierre noire d’Hubert Robert, proposé à 5 000 francs. Nicolas Joly rencontre lui aussi de jeunes collectionneurs, qui jettent par exemple leur dévolu sur des dessins choisis pour des raisons historiques ou familiales. Un autre, jeune médecin, a spécialisé sa collection dans les études de mains, dans une gamme de prix allant de 5 000 à 15 000 francs. "Ce métier est passionnant car il permet d’entrer dans certains aspects de la vie privée des collectionneurs. Il y a des hommes d’affaires connus, qui nous invitent et nous demandent un avis sur leurs problèmes d’accrochage."

L’éternelle querelle de la ligne et la couleur divise également les amateurs. Les uns sont rebutés par un dessin "graphique" à la pierre noire, la mine de plomb, le graphite. D’autres seront moins sensibles à une technique plus chaude et visuelle comme la sanguine, d’un abord plus "facile". Il faut se rendre à l’évidence : la majorité des "dessins purs", souvent liés à la genèse d’un tableau, sont achetés par les musées du monde entier. Nombreux sont les marchands qui font même la démarche de se rendre outre-Atlantique, un carton à dessins sous le bras, à la rencontre des institutionnels.
Anciens et modernes ne sont pas à la même enseigne sur le marché. Selon Marc Blondeau, le dessin du XXe siècle s’adresse indéniablement à un public beaucoup plus vaste que celui du dessin ancien. Les prix sont soutenus pour de grands artistes comme Matisse ou Dubuffet, mais sans commune mesure avec ceux de l’œuvre peint. "On peut encore construire une collection de premier ordre avec douze œuvres sur papier modernes : un dessin cubiste, un dessin dada, un Mondrian..." En outre, les travaux sur papier occupent une place capitale dans l’histoire de l’art du XXe siècle, où ils prennent la dimension d’œuvres majeures.

Entre 1987 et 1989, un mouvement de vraie spéculation s’est emparé du dessin. Cette flambée spectaculaire est retombée très vite et, dès 1990, les prix étaient revenus à la normale. Le marché est maintenant perçu comme "sain et logique", totalement dénué de spéculation. Pour Bruno de Bayser, "c’est un marché qui a perdu beaucoup, mais qui est stable. Les gens savent que les prix ont baissé. Mais cela reste un marché très porteur." À la galerie Cailleux, Emmanuelle de Kœnigswarter note que "le marché du dessin se développe plus que celui de la peinture". Les ventes publiques internationales ont enregistré des résultats d’un  niveau très soutenu. Dernier record en date, une magnifique Tête d’Apôtre de Raphaël, authentifiée avec certitude, a été adjugée 8 735 601 dollars (sans les frais) chez Christie’s, à Londres, le 13 décembre.

Actuellement, les marchands éprouvent plus de difficultés à acheter qu’à vendre. "Un dessin intéressant se vend toujours", affirme Nicolas Joly, "le problème est de trouver des pièces de qualité". Pour cela, il est indispensable de dénicher "à la main" le fameux dessin "non vu" qui attisera les convoitises des collectionneurs. Et pourtant, combien de merveilles sommeillent certainement encore dans les greniers des demeures de province...

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°35 du 4 avril 1997, avec le titre suivant : Des collectionneurs avertis, discrets et passionnés

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