Art moderne

XIXE SIÈCLE

Défense et illustration du monde ouvrier

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 2020 - 840 mots

CAEN

Avant la Première Guerre mondiale, les artistes ont accompagné de manière plus ou moins neutre la montée du capitalisme et les changements opérés dans la condition ouvrière. Un parcours riche en surprises au Musée de Caen.

Caen (Calvados). « La couleur au jour le jour » : Emmanuelle Delapierre, directrice du Musée des beaux-arts de Caen, a respecté à la lettre le thème du quatrième festival Normandie impressionniste en s’attachant à la vie quotidienne des travailleurs ainsi qu’à deux couleurs, le gris et le rouge. Depuis les fumées rejetées par les hautes cheminées des usines que l’on aperçoit dans les paysages des années 1870 jusqu’aux drapeaux des manifestants du début du XXe siècle, elle raconte, avec son co-commissaire Bertrand Tillier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-I (Panthéon-Sorbonne), la manière dont les artistes ont témoigné de l’industrialisation du pays.

De 1870 à 1914, c’est le temps des impressionnistes et des postimpressionnistes, mais ceux-ci n’ont fait que s’inscrire dans un mouvement plus général, le réalisme, ainsi que nombre d’entre eux comme Degas ou Van Gogh s’en sont réclamés. En 150 œuvres – toiles, dessins, estampes, photographies, cartes postales, sculptures, documents et films –, l’exposition rend compte de toute la diversité de leurs regards et de leurs intentions. La présentation thématique adopte le cours de l’histoire que détaillent les textes de salle et les cartels augmentés.

Le parcours commence par les paysages modernes et montre la manière dont les peintres ont appréhendé les sites industriels. S’ils ont pu y voir de “ noirceur, ils y ont souvent trouvé de la grâce ou de la majesté. Cette ambivalence est soulignée par le cartel qui accompagne le magnifique triptyque de Pierre Combet-Descombes, Les Hauts-Fourneaux de Chasse (1911) : l’artiste a vu à Chasse « la beauté et la malédiction du monde moderne », selon ses propres termes, décrivant et peignant l’usine comme ses prédécesseurs ont pu le faire de l’Enfer. Le visiteur passe ensuite des ports fluviaux aux chantiers urbains – les transformations de Paris, culminant avec la construction du métro, ont été une source d’inspiration inépuisable – et se rapproche du prolétariat en découvrant les ouvriers d’usine.

Une représentation du monde ouvrier ambivalente

Le sous-prolétariat, ce sont les travailleurs à domicile. Si la commissaire n’a pu obtenir le prêt d’un tisserand de Van Gogh, celui de Paul Sérusier (Le Tisserand, 1888) rend bien compte de l’enfermement et de la solitude du travailleur encagé dans son métier de bois. Ce sont aussi les femmes que l’on suit, depuis le travail dans leur chambre jusqu’à l’usine dont les ouvriers hommes ont essayé de leur interdire l’entrée car, moins payées qu’eux, elles permettaient une baisse générale des salaires. Ici encore, la sélection des œuvres met en lumière l’ambivalence des situations. Si Degas montre avec lucidité l’effort et la fatigue des repasseuses – dans La Repasseuse en bonnet tuyauté ou Repasseuse à contre-jour (vers 1874), par exemple – Marie Petiet choisit avec ses Repasseuses (1882) de peindre le plaisir que peuvent avoir de toutes jeunes filles à apprendre un métier. Une naïveté pourtant dénoncée par le regard de celle qui, au premier plan, garde les bras croisés.

Cette même ambivalence s’applique à la représentation des ouvriers. Dans Le Chantier du lycée Lakanal à Sceaux (1884), Jules Charles Aviat insiste sur la fierté des hommes, confiants dans leur force et leur savoir-faire. Mais L’Aciérie (1895) de Maximilien Luce exprime, sans chercher à apitoyer le spectateur, la fatigue physique et morale des fondeurs. On n’est plus dans la glorieuse forge de Vulcain comme l’imaginaient les peintres classiques, mais dans l’exploitation de l’Homme par l’Homme – et on sait que Luce était politiquement engagé. L’œuvre la plus subversive est pourtant un tableau d’Ernest Georges Bergès, Visite à l’usine après une soirée chez le directeur (1901), parce que, sous les charmes du style Belle Époque, « le regard surplombant du capital apparaît pour ce qu’il est : un œil lointain, peu attentif aux hommes, incapable de voir en eux autre chose qu’une masse indistincte », analyse Florent Le Demazel dans sa thèse intitulée « Sous l’œil du capital : notes pour une histoire politique et affective des représentations du travail ouvrier » (2019). D’ailleurs, une visiteuse se voile le regard en présence du seul ouvrier bien visible.

La dernière partie de l’exposition, « Le travail suspendu », portant sur les manifestations et les grèves, convoque les artistes militants tels Jules Grandjouan, Théophile Alexandre Steinlen ou Maximilien Luce. Ici la surprise vient d’une peintre, Léonie Humbert-Vignot, surtout connue pour ses portraits de femmes – il fallait bien vivre. Dans son triptyque Un jour de grève (l’attente, le défilé, la mort) (1910), elle reprend les poncifs de l’art chrétien. On reconnaît une montée au Calvaire (une manifestation) entourée d’une éducation de la Vierge et d’une Mater dolorosa. Une vision pessimiste de la révolte ouvrière où la femme n’est que l’épouse ou la compagne qui attend puis pleure l’homme mort dans la manifestation. Mais une sublimation de la lutte, aussi, qui prend implicitement la place de la religion. Le point d’orgue d’un parcours passionnant dans un entre-deux-guerres marqué par un changement radical de la société.

Les villes ardentes. Art, travail, révolte, 1870-1914,
jusqu’au 22 novembre, Musée des beaux-arts, Le château, 14000 Caen.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°551 du 18 septembre 2020, avec le titre suivant : Défense et illustration du monde ouvrier

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