Laurence Bertrand Dorléac - « 1938-1944 est la suite de 1914 »

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 23 avril 2012 - 809 mots

Historienne de l’art, Laurence Bertrand Dorléac dirige le groupe de recherche Arts et sociétés à Sciences-Po. Elle prépare l’exposition « L’Art en guerre. France 1938-1947 » au MAMVP à l’automne. Propos recueillis par Ph. P.

Philippe Piguet : Comment expliquez-vous qu’en 1914-1918, il ait fallu attendre trois ans avant que le mouvement Dada réplique à la barbarie de la guerre alors qu’à la fin des années 1930, l’Exposition internationale du surréalisme, présentée en janvier 1938 à la galerie des Beaux-Arts à Paris, passe pour être prémonitoire du péril à venir ? Il y a là, de la part des artistes, deux postures très différentes…
Laurence Bertrand Dorléac : En effet, cette exposition de 1938 met en scène le cauchemar éveillé de la guerre, avant même les accords de Munich. Avec ses sacs de charbon au plafond, son poêle au milieu, les feuilles qui traînent au sol, les voix hystériques, le cri terrifié du coq tenu par la danseuse Hélène Vanel, même la pluie qui tombe dans un taxi est comme un signe de réminiscence de la terrible Grande Guerre de 14-18 qu’André Breton et d’autres ont vécue.
Plus politisés que la moyenne, les surréalistes ont compris depuis longtemps la montée des périls, précisément parce qu’ils savaient depuis leur jeunesse que tout peut basculer du jour au lendemain dans la violence, et durablement. Leur prémonition demeure étonnante, mais si l’on y pense bien, ils ont simplement tiré les leçons de la Première Guerre alors que les autres ont préféré fermer les yeux en oubliant que toute lâcheté contre Hitler devrait se payer de la catastrophe.

P.P. : Entre la Première Guerre mondiale et la Seconde, qu’est-ce qui distingue fondamentalement à vos yeux « l’art en guerre » ?
L. B. D. : Les deux situations historiques sont très différentes dans les faits. L’art dans la Grande Guerre manque des moyens techniques et psychologiques pour répondre sur le moment même à la violence du conflit dont les modalités sont inédites et prennent tout le monde de court, qu’il s’agisse de ceux qui ont voulu combattre ou des autres.
Après la défaite de 1940, l’occupation nazie et le régime de Vichy placent les artistes devant une situation d’impuissance liée à la caporalisation générale. L’art en guerre veut dire généralement travailler dans les derniers refuges non encore atteints par les ennemis de la liberté. C’est la raison pour laquelle notre exposition [dont Laurence Bertrand Dorléac sera la commissaire avec Jacqueline Munck] présentera de nombreuses zones laissées dans l’ombre, de l’atelier de Picasso aux communautés d’artistes exilés en passant par les recoins obscurs des camps d’internement où l’on enfermait aussi des artistes « indésirables ».

P.P. : En quoi les recherches des avant-gardes du début du XXe siècle ont-elles pu influencer en retour la production artistique des années 1938-1947 ? Une exposition comme « Entartete Kunst », organisée par le régime nazi en 1937 et visant à dénoncer un art « dégénéré », a-t-elle opéré en réaction ?
L. B. D. : Tout l’esprit d’exploration et d’invention du début du XXe siècle (et même de la fin du XIXe siècle) est largement nié à partir de la Grande Guerre où l’on sanctionnera toute forme de « désordre » et d’internationalisation. On ne peut pas comprendre la Seconde Guerre mondiale sans recourir à la Première.
L’exposition nazie « Entartete Kunst » contre l’art moderne prétendument « dégénéré » est en effet une réponse aux avant-gardes, mais qui radicalise des positions qui vont depuis longtemps dans le même sens. La période 1938-1944 s’inscrit dans la suite du maintien de l’ordre annoncé en 1914, et la période de l’Occupation en est le point d’orgue.

P.P. : À propos de la période qui suit l’immédiat après-guerre, le sociologue Jean Duvignaud écrit qu’on « se laisse aller au plaisir de survivre, même si l’angoisse d’être est à la mode ». Comment les artistes voient-ils l’avenir ?
L. B. D. : En art aussi, le moment de la Libération est fait essentiellement de décompression psychique après le long trend qui a débuté dans les tranchées de la Grande Guerre. Jean Duvignaud parle de « la mode » de « l’angoisse d’être » ? Il n’a jamais dû regarder de près les tensions atroces de cette période ni les œuvres présentées à la Libération : Wols, Hartung, Bram Van Velde, Michaux, Artaud ou Giacometti.
« Le plaisir de survivre » n’est pas encore vivre et la reconstruction n’a d’efficace que le nom. Nous voulons insister sur la violence terrible qui s’exprime dans les œuvres, après des années d’effondrement, de compromission et d’impuissance devant la barbarie qui avait triomphé avec son cortège d’interdits imposés aux artistes, ou, pire encore, dans certains cas, qu’ils s’imposèrent à eux-mêmes.

Information

« L’Art en guerre. France 1938-1947. De Picasso à Dubuffet », 12 octobre 2012 au 17 février 2013. Musée d’art moderne de la ville de Paris, 11 avenue du Président- Wilson, Paris-16e, www.mam.paris.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°646 du 1 mai 2012, avec le titre suivant : Laurence Bertrand Dorléac - « 1938-1944 est la suite de 1914 »

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque