Histoire de l'art

Le récit vrai de l’invention de la peinture abstraite

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 26 mai 2021 - 3230 mots

Autour de 1910, plusieurs artistes prennent, en Europe, leurs distances avec le réel. Dans les coulisses se joue alors une course pour déterminer qui restera, dans l’histoire, l’inventeur de l’art abstrait : Kandinsky, Kupka, Delaunay ou Picabia  ? Liste à laquelle il faut désormais associer les femmes, à l’instar d’Hilma af Klint et Georgiana Houghton.

Wassily Kandinsky (1866-1944), Composition VII, 1913, huile sur toile, Galerie Tretiakov. CC-PD-Mark
Wassily Kandinsky (1866-1944), Composition VII, 1913, huile sur toile, Galerie Tretiakov.
Photo Wikimedia

Qui a inventé l’abstraction ? La question est saugrenue, tant le mystère semble résolu depuis des lustres… C’est Kandinsky, direz-vous, en 1911, au cours d’une prodigieuse épiphanie. L’artiste observant un tableau placé sur le côté ne parvint pas à identifier sa composition. Il fut cependant subjugué par cette œuvre qu’il trouva d’une grande beauté et nettement supérieure à celles qu’il avait peintes jusqu’alors ; il en conclut que « l’objet nuisait au tableau ». Fort de cette révélation quasi mystique, Kandinsky abandonna la figuration et inventa un paradigme inédit qui bouleversa l’art : l’abstraction.

Une aventure collective

Tous les étudiants en art ont entendu au moins une fois cette fable, d’ailleurs longtemps peu questionnée par l’historiographie. Il faut dire que cette vision démiurgique du génie solitaire s’accommode bien avec une histoire de l’art qui fait son miel du culte de la personnalité et d’une logique de la tabula rasa. Aujourd’hui, on sait que la réalité est plus complexe, et plus intéressante aussi. Et que cette invention n’est pas une épopée personnelle mais, au contraire, le fruit d’une aventure collective ; une aspiration portée conjointement par une nuée d’artistes au début des années 1910 dispersée un peu partout en Occident, mais réunie au sein du réseau hyperconnecté des avant-gardes.

Ce momentum s’est traduit par une effervescence créative effrénée, marquée par une grande excitation, mais aussi par la prise de conscience d’un saut dans le vide. Vide que de nombreux pionniers tenteront de combler par le biais d’anecdotes et de traités. Kandinsky, Kupka, Mondrian, Larionov ou encore Malevitch, pour ne citer que les plus célèbres, tous signeront des textes théoriques, comme si ce flot de mots et de concepts devait contrecarrer les critiques inévitables d’absence de sens. Il faut dire qu’il ne s’agissait rien de moins que de rompre avec une tradition séculaire en renonçant à la représentation de la réalité pour forger des œuvres d’une essence radicalement neuve, dont les formes et les couleurs devenaient l’unique sujet.

La querelle des inventeurs

Si Kandinsky a tant romancé cette maïeutique, c’est qu’il avait conscience de participer à une aventure exceptionnelle, une rupture dont il fallait clamer le leadership. Mais une rupture qu’il fallait également légitimer, raison pour laquelle il publie un traité sur l’abstraction dès 1912, Du spirituel dans l’art, et ce, quelques mois à peine après l’exposition de sa première œuvre abstraite, Composition V, présentée fin 1911 dans l’exposition inaugurale du groupe Le Cavalier bleu, à Munich. Quelques mois plus tard, au Salon d’automne à Paris, d’autres peintres entrent dans l’arène. Picabia expose La Source, tandis que Léger présente La Femme en bleu et que Kupka dévoile Amorpha. Cette dernière œuvre est si spectaculaire qu’elle est même filmée pour les actualités cinématographiques. Mais la chronologie se corse quand Kupka explique, par la suite, que ce tableau n’est pas sa première œuvre abstraite. Cette primeur reviendrait à Nocturne, une œuvre de 1910 exposée uniquement des décennies plus tard. Idem pour Picabia qui revendique à son tour la paternité de l’abstraction à travers Caoutchouc, une gouache datée de 1909, mais présentée au grand jour uniquement durant les Années folles.

D’autres peintres entrent dans la danse, promouvant des œuvres aspirant à devenir le point de bascule. Nombre d’entre elles sont antidatées, notamment certaines signées Delaunay et Larionov, ajoutant encore de l’opacité à cette quête des origines. Entre les pionniers, la querelle fait donc rage. Et de manière croissante au fur et à mesure que ce nouvel art est reconnu. Ne se sentant pas assez mis en avant dans la mythique exposition « Cubism and Abstract Art », Kandinsky prend ainsi sa plume en 1936 pour réclamer justice à Alfred Barr, le directeur du MoMA.

La guerre des veuves

Cette querelle s’intensifie encore après la Seconde Guerre mondiale, quand l’abstraction triomphe et s’institutionnalise avec les premières expositions et histoires rédigées par des critiques d’art. D’autant que nombre de ses hérauts disparaissent à la même période. « Après la mort de Kandinsky en 1944, on commence à faire le bilan de l’art abstrait », relate Arnauld Pierre, professeur à l’université Paris I, coauteur de L’Abstraction [Citadelles & Mazenod, 2021]. « C’est dans ce contexte que Nina Kandinsky exhume la fameuse Aquarelle dite de 1910 comme une œuvre canonique ; une œuvre sur laquelle les spécialistes s’accordent pour dire qu’il s’agit très certainement d’une étude préparatoire pour un tableau de 1913. »

La guerre des veuves est alors déclarée ; Gabriële Buffet-Picabia ressort Caoutchouc, une composition que les experts analysent aujourd’hui comme une nature morte très géométrisée dans laquelle on décèle encore la forme initiale des fruits et des pans de table, tandis que Sonia Delaunay-Terk mène une intense campagne de reconnaissance du rôle majeur joué par son défunt époux Robert dans l’émergence de l’abstraction. Les biographes prennent également part au débat. Pour Waldemar-George, c’est ainsi Larionov qui a inventé l’abstraction dès 1909, tandis que Georges Annenkov attribue cette paternité à Čiurlionis. Cette dernière hypothèse portant aux nues un artiste peu connu ne fait guère florès. D’autant que le peintre est alors davantage inscrit dans le registre du symbolisme sacré, une appartenance qui semble d’emblée le disqualifier pour le brevet d’invention.

Des pionnières occultes et occultées

Cette hyperpersonnalisation, couplée à une écriture strictement formaliste de l’art moderne, a de fait détourné le débat de la question du terreau culturel sur lequel a émergé l’abstraction. Car cette révolution fracassante n’arrive pas de nulle part ; elle est au contraire le résultat de décennies de réflexions qui parcourent la pensée occidentale sur fond de questionnements philosophiques et ésotériques. Cette dimension a longtemps été tue, pas par les pionniers qui abordent sans détour leur enracinement mystique et dans les pseudosciences qui pullulent à la fin du XIXe, promettant, entre autres, de dévoiler des réalités invisibles, mais par leurs exégètes qui tenteront de gommer ce terreau occulte et son univers esthétique.

« Toute l’inspiration théosophique de Kandinsky, Mondrian et Kupka a été, sinon niée, du moins minorée », confirme Arnauld Pierre. « Le récit formaliste du modernisme tel qu’il s’est élaboré, surtout dans la critique anglo-saxonne, a tellement été rétif à cela que ce sont en réalité des pans entiers de l’histoire culturelle de l’abstraction qui ont été occultés jusque récemment. » Il a en effet fallu attendre les années 1980 pour qu’advienne cette lecture alternative. C’est l’exposition « The Spiritual in Art », au LACMA en 1986, qui apporte de nouvelles grilles de lecture sur la prégnance de cette dimension spiritualiste. Ce contre-pied historique aux lectures matérialistes a également permis la découverte de nouveaux acteurs dans cette histoire que l’on pensait gravée dans le marbre. À commencer par Hilma af Klint, une peintre suédoise propulsée en quelques années mère de l’abstraction avec une première œuvre non figurative réalisée en 1906.

Hilma af Klint (1862-1944), Svanen, nr 17, grupp IX/SUW, serie SUW/UW, 1915. © Moderna Museet / Albin Dahlström
Hilma af Klint (1862-1944), Svanen, nr 17, grupp IX/SUW, série SUW/UW, 1915.
Hilma Af Klint, peintre à travers soi

Hier inconnue, Hilma af Klint est devenue en quelques années la nouvelle coqueluche des musées et du public. Avec plus de 600 000 visiteurs, sa rétrospective au Guggenheim en 2019 est tout simplement l’exposition la plus visitée du musée new-yorkais. Véritable success-story, son destin a en effet tous les ingrédients pour séduire, sans même parler de son œuvre qui tranche par sa nouveauté. Artiste conventionnelle issue de l’Académie royale de Stockholm, elle mène en apparence une carrière paisible peignant de sages paysages. Sa vie bascule quand elle rencontre le spiritisme. Persuadée d’être en contact avec des esprits, elle fonde avec d’autres artistes le groupe des Cinq. Au cours de leurs séances, des anges se manifestent à elle et lui confient un projet grandiose : réaliser une série de tableaux pour un temple. À partir de 1907, elle peint près de deux cents grands formats évoquant la matérialisation de l’âme et la géométrie sacrée de l’univers à travers un répertoire de points, de lignes, de cercles et de motifs biomorphiques et ornementaux. Ces œuvres frappent aussi par leur palette inhabituellement gaie et acidulée et la matité de la surface. Elle exécute par ailleurs des milliers de dessins et noircit quantité de carnets qui recèlent les clés de lecture d’œuvres qu’elle désigne comme « peintes directement à travers moi sans esquisse préliminaire et avec grande force ».

Sorte de bras armé d’esprits supérieurs, elle se refuse donc à endosser pleinement la responsabilité de ce corpus radical. Un argument qui semble la disqualifier dans la compétition des pionniers. D’ailleurs, elle ne signe pas ses créations spirites, contrairement à sa production marchande. Autre circonstance aggravante, elle n’assume pas publiquement ces œuvres qui ne sont montrées qu’à un petit cercle d’initiés. « Dans son cas, on peut vraiment parler d’une occultation volontaire », avance Pascal Rousseau, professeur à l’université Paris I, coauteur de L’Abstraction. « Elle craignait que le public ne soit pas prêt à accepter des œuvres aussi radicales. Elle les a cachées et a exigé par voie testamentaire qu’elles ne soient révélées que vingt ans après sa mort. »

Des pratiques spirites mal tolérées

Il faut dire à sa décharge que tout ce qui touche à l’occultisme a longtemps été discrédité et peu investigué par les chercheurs qui voyaient dans ces pratiques des « trucs de bonne femme ». La gent féminine était, il est vrai, particulièrement représentée dans les sociétés spiritualistes. Pas tant parce que les femmes seraient, mais parce que ces cercles les accueillaient bien volontiers, contrairement à d’autres lieux de sociabilité et que ces participantes trouvaient dans ces mouvements des valeurs progressistes. La théosophie, par exemple, mettait le féminin et le masculin sur le même pied d’égalité. Il n’empêche, ces pratiques ont longtemps été marginalisées et leurs artistes demeurent encore suspectes. Le chercheur américain Pepe Karmel déplore ainsi dans son récent ouvrage Abstraction Art: a Global History que, malgré les connaissances actuelles, les œuvres de af Klint ne soient pas encore rattachées à « l’abstraction sérieuse ».

L’invisibilisation est encore plus frappante dans le cas de Georgiana Houghton – une artiste plus que pionnière, ses œuvres abstraites datant de 1860 ! Elle n’était pas secondée par des anges, mais par des esprits, notamment ceux de Titien et du Corrège. Sous leur impulsion, elle réalisa des dessins d’une audace sidérante. Composés d’entrelacs de lignes dynamiques, ils ont vocation à « restaurer le pouvoir de la communion avec l’invisible », comme elle le consigne dans ses Mémoires. Car l’artiste a abondamment cherché à médiatiser son œuvre. À travers ses Mémoires donc, mais aussi par le biais d’une exposition organisée dans une galerie londonienne en 1871, exposition accompagnée d’un catalogue qui permet d’interpréter ses œuvres qui matérialisent des notions d’abstraction théologiques et un symbolisme sacré basé sur un système de correspondances autour de la couleur et de la forme.

Les « folies » de Georgiana Houghton

La médium, c’est ainsi que Georgiana Houghton se présente, assume donc pleinement sa production et sa démarche, mais sa pratique spirite est mal tolérée. On sait en effet que sa famille avait contacté un médecin pour sonder sa santé mentale. L’artiste ne se laisse toutefois pas abattre et, sûre de ses qualités médiumniques autant qu’artistiques, entend partager ses talents avec le monde entier. C’est pourquoi elle organise cette exposition, accrochant les 155 dessins et aquarelles, fixant les prix et assurant la promotion de son exposition via une campagne publicitaire. Dans la galerie, elle se charge aussi de la médiation et propose aux clients potentiels de venir la voir en action lors d’une séance. Son travail visionnaire est cependant mal reçu et compris, la presse invoquant des « absurdités », des « folies ». Ruinée et blessée par cette réception, elle explique que son art « ne peut être critiqué en fonction de canons acceptés ou connus ». Incompris, son art est rapidement oublié tout comme son auteure qui sombre dans les limbes jusqu’à ce qu’elle ressuscite dans une exposition organisée en 2016 à l’Institut Courtauld. Depuis, elle réintègre progressivement la généalogie de l’abstraction.

Les pionnières de l’abstraction totale

L’incursion de ces nouvelles actrices fait vaciller une vision longtemps figée, centrée sur une approche matérialiste de la peinture. « Il est important de ne pas circonscrire l’histoire de l’art abstrait à celle de la peinture, ce qui a été un des grands poncifs des traditions modernistes, mais, au contraire, de revendiquer une lecture plus intermédiale », avance Pascal Rousseau. « D’autant que l’abstraction n’est pas née sur la toile, mais sur la scène, dans les spectacles de projections chromolumineuses qui sont aujourd’hui totalement oubliés. » Au XIXe siècle, une poignée d’artistes, dont Alexander Wallace Rimington, développent un procédé futuriste qui génère des images dans lesquelles il n’y a « ni forme, ni sujet, mais seulement la couleur pure ». Une expérience quelque part entre l’installation et l’environnement. Cette pratique est peu passée à la postérité du fait de l’écriture canonique de l’histoire de l’abstraction, qui a restreint à l’extrême un périmètre qui était en réalité plus large et pluridisciplinaire.

À cette inclinaison s’ajoute la véritable hantise des pionniers de tomber dans un art décoratif, et donc insignifiant. Cette peur de sombrer dans un art prétendument mineur a aussi jeté le discrédit sur une production foisonnante et des artistes ayant atteint l’utopie des avant-gardes : réaliser la synthèse entre l’art et la vie. Ce passage sous silence a essentiellement lésé les femmes artistes qui étaient souvent cantonnées à des pratiques moins valorisées comme les arts appliqués. « Je pense qu’il y a eu des déterminants sociologiques, éducationnels et idéologiques qui ont orienté les femmes vers certaines activités. Il suffit de penser aux femmes du Bauhaus qui devaient obligatoirement aller à l’atelier textile », rappelle Christine Macel, conservatrice au Centre Pompidou et commissaire de « Elles font l’abstraction », actuellement au Mnam. « Or le fait de ne pas avoir considéré un certain nombre de pratiques de ces femmes comme faisant partie de l’abstraction les a évincées de cette histoire. Par exemple dans les récits traditionnels, on évoque souvent les tableaux de Robert Delaunay, mais on mentionne à peine les créations textiles de son épouse Sonia. »

Robert Delaunay, Relief-disques, 1936, gouache, sable et crayon sur carton, 55 x 96 cm, collection particulière. © Christie's
Robert Delaunay (1885-1941), Relief-disques, 1936, gouache, sable et crayon sur carton, 55 x 96 cm, collection particulière.
Sonia Delaunay et Sophie Taeuber-Arp, deux inclassables

Le cas de Sonia Delaunay-Terk est de fait édifiant, car elle a embrassé l’abstraction avant son époux, à condition que l’on accepte de considérer une œuvre textile sur le même plan qu’une peinture. En 1911, elle crée pour la naissance de son fils Charles un patchwork très coloré pour couvrir le berceau de l’enfant. Preuve de l’importance qu’elle accorde à cet assemblage de tissus, elle la tend plus tard sur châssis, l’encadre et l’expose… comme un tableau. Cette pièce représente pour son auteure une charnière : un moteur conceptuel pour sa production, mais aussi pour celle de son époux. Après sa réalisation, « nous essayâmes alors d’appliquer le procédé à d’autres objets et tableaux », explique-t-elle plus tard.

Le même constat est valable pour Sophie Taeuber-Arp. « C’est une des pionnières de l’art abstrait, elle n’a jamais mis de frontières entre ses pratiques », explique Eva Reifert, conservatrice au Kunstmuseum de Bâle et commissaire de l’actuelle rétrospective Sophie Taeuber-Arp. « Elle est inclassable : elle a réalisé des sculptures qui sont aussi des objets et des pochons en perles abstraits dès les années 1910. » Ce sont d’ailleurs ses pratiques qui ont guidé son époux Jean Arp dans la découverte de l’abstraction. Cette liberté, cette fluidité entre les médias sont une constante que l’on retrouve chez nombre de pionnières, notamment chez Natalia Gontcharova. Artiste transgressive, celle-ci forge la notion de « toutisme » pour désigner son approche inclusive et totale. On redécouvre aujourd’hui qu’elle a même inventé la performance abstraite en paradant dans les rues de Moscou le visage recouvert de hiéroglyphes abstraits. Une action subversive destinée à relier l’art et la vie.

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L’exposition Marie Raymond, au Mans

Françoise Froger-Jolivet, conservatrice du Musée Tessé, jure qu’elle n’était pas au courant de la programmation du Centre Pompidou en préparant, avec le commissaire Victor Vanoosten, l’exposition « Au cœur des abstractions, Marie Raymond et ses amis ». Cette proposition participe donc d’un heureux hasard, Marie Raymond (1908-1989) étant absente du parcours du Mnam. Elle y aurait eu pourtant sa place. Formée à la peinture dans les années 1920, Marie Raymond se marie dans les mêmes années avec Fred Klein – peintre figuratif néerlandais post-fauviste, dont on peut voir deux peintures d’obédience « fauve » maladroites à l’entrée de la première salle. Si, dans les années 1930, l’artiste danse avec Mondrian à la Coupole, elle continue néanmoins de peindre des paysages dans une veine matissienne, avant de prendre le train de l’abstraction dans les années 1940 sans jamais renier la couleur.


Les lundis de Marie Raymond

La reconnaissance est immédiate. En 1946, Charles Estienne, éminent théoricien de la peinture non figurative, l’inclut dans son exposition « Peinture abstraite » chez Denise René, en compagnie d’Hartung, Dewasne, Schneider et Deyrolle. En 1949, elle obtient avec Chapoval le prix Kandinsky, fondé trois ans auparavant par la veuve du peintre russe. Les années 1950 souriront à Marie Raymond, comme l’a rappelé en 2020 le Musée Soulages (« Femmes des années 50 »). À cette période, Marie Raymond tient en effet salon le lundi soir, et reçoit dans son appartement-atelier le tout-Paris de l’avant-garde, dont la « nouvelle école de Paris » à laquelle elle appartient : Hartung, Poliakoff, Soulages, Longuet, Boisecq, Villeglé, Dufrêne, Hains, la galeriste Colette Allendy… sans oublier son fils Yves Klein, né en 1928.Onze ans après l’exposition « Marie Raymond/Yves Klein » à Angers, le Musée Tessé fait donc revivre, au Mans, cette époque en redonnant à Marie Raymond un rôle principal que l’histoire lui a depuis dénié. Dans un parcours thématique, l’exposition réunit une quarantaine d’œuvres de cette figure abstraite oubliée à côté des œuvres de ses amis précédemment cités, parmi lesquels des chefs-d’œuvre signés Schneider, Soulages et Hartung dans un accrochage irréprochable.

Fabien Simode

« Au cœur des abstractions, Marie Raymond et ses amis »,

jusqu’au 19 septembre 2021. Musée Tessé, 2, avenue de Paderborn, Le Mans (72). Accès gratuit. Lemans.fr

L’exposition "Elles font l’abstraction", au Centre Pompidou

À l’aune de l’histoire de l’art moderne et du militantisme, c’est une petite révolution. Il n’est en effet pas si loin le temps où certaines artistes féministes conspuaient l’abstraction ; ce genre machiste et même patriarcal dont le récit et la pratique avaient écarté systématiquement les femmes de sa doxa formaliste foncièrement réductrice. Quand ce ne sont pas les exégètes elles-mêmes, considérant cette forme d’art comme trop apolitique, qui n’ont pas tu ou minoré la participation des femmes à cette lame de fond qui traverse tout le XXe siècle.


Une histoire de femmes

Pourtant, elles ont été légion à entrer en abstraction, et ce dès les prémices de ce nouveau langage plastique, parfois de manière radicale, opérant des tournants majeurs non seulement au sein des avant-gardes européennes, mais aussi en Asie, en Amérique latine ou encore au Moyen-Orient. Une fois n’est pas coutume, le Centre Pompidou propose une relecture inédite et détonante des modernités. L’exposition dévoile et analyse la production d’une centaine d’artistes femmes, qui ont joué un rôle aussi décisif que méconnu dans l’aventure conceptuelle et culturelle de l’abstraction. L’exposition repense également totalement le périmètre de l’abstraction en sortant du cadre de la seule peinture pour embrasser des pratiques extrêmement variées telles que la danse, les arts décoratifs, mais aussi la performance. Une exposition-fleuve qui rend enfin justice aux contributions originales de Palucca, Rozanova, Saunders, Thiemann, Moss ou encore Sobel.

Isabelle Manca

 

« Elles font l’abstraction »,

jusqu’au 23 août 2021. Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris-4e. Tarifs : 14 et 11 €. Commissaire générale : Christine Macel ; commissaire associée pour la photographie : Karolina Lewandowska. www.centrepompidou.fr

Arnauld Pierre et Pascal Rousseau, L’Abstraction,
Citadelles & Mazenod, 400 p., 189 €.
« Sophie Taeuber-Arp. Abstraction vivante »,
Kunstmuseum, St. Alban-Graben, 16, Bâle (Suisse). Commissaire : Eva Reifert. Tarifs de 8 à 15 €. www.kunstmuseumbasel.ch

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°744 du 1 juin 2021, avec le titre suivant : Le récit vrai de l’invention de la peinture abstraite

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