Livre

Entre-nerfs

L’Abstraction

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 mai 2021 - 755 mots

Signée Arnauld Pierre et Pascal Rousseau, une vaste étude, aux allures d’état des lieux, permet d’articuler les différentes tendances et les multiples enjeux de l’abstraction, ce phénomène polyédrique qui mobilisa, et parfois cliva, la scène artistique du XXe siècle.

C’est souvent un mot-valise, dont le flottement sémantique et la convocation itérative évacuent la complexité ainsi que la nuance. L’abstraction, qui fut l’horizon des avant-gardes et, mieux, du progrès, sembla trop souvent renvoyer à un monde binaire, dont l’autre pôle serait, par nature, la figuration. En d’autres termes, la « peinture abstraite » fut longtemps une locution frivole, comme issue d’un film de Jacques Tati ou du salon de madame Verdurin, répétée comme un mantra ou une formule magique. Il fallait, pour démêler les fils du sens et les rébus de l’image, que fussent réunis deux des meilleurs exégètes de l’abstraction : respectivement professeurs à Sorbonne Université et à Paris I Panthéon Sorbonne, Arnauld Pierre et Pascal Rousseau sont assurément des scrutateurs avisés, des chercheurs qui savent voir clair, mais qui savent voir tout court, si l’on se réfère aux expositions emblématiques du premier (« L’œil moteur, art optique et cinétique, 1950-1975 », au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg en 2005) comme du second (« Aux origines de l’abstraction. 1800-1914 », au Musée d’Orsay en 2003). Des pedigrees, donc. Et une promesse.

Ivresse

De grand format (27,5 x 32,5 cm), en toile vert acide, l’ouvrage relié dispose, pour splendide écrin, d’un coffret dont les illustrations sont les détails de deux chefs-d’œuvre – La nature a horreur du vide (1973) d’Helen Frankenthaler et Rythme n° 1 (1938) de Robert Delaunay. Mais l’élégance du flacon ne saurait, comme trop souvent, interdire l’ivresse : le livre se déploie ici en six séquences chronologiques, où l’érudition le dispute au goût de la transmission, rédigées par les auteurs en fonction du tropisme de leurs nombreuses recherches – « L’abstraction, avant », « L’idéal des pionniers » (1910-1920) et « Les (dé)constructeurs » (1920-1939) pour Pascal Rousseau ; « L’abstraction mondialisée » (1945-1960), « Formes et structures » (1960-1979) et « L’abstraction après le modernisme » (1980-2000).

Si les annexes orthodoxes pourraient faire regretter une absence de chronologie, l’introduction est cruciale en tant qu’elle explicite les enjeux de l’abstraction et, dès les premières lignes, donne une définition limpide de sa genèse : « Autour de 1910, un nombre croissant d’œuvres produites par des artistes disséminés dans le monde occidental s’affranchissent délibérément de la reproduction mimétique du réel pour se livrer au jeu apparemment arbitraire des lignes, des formes et des couleurs. » Ce faisant, les auteurs n’auront de cesse d’analyser cette inflexion « occidentale » et d’approcher ce « jeu » qui, « apparemment arbitraire », procède dans un premier temps d’une réflexion logique, optique et volontiers mathématique, loin des débridements purs et de l’ample gestualité des années 1950.

Épiphanie

À ce titre, l’examen des prolégomènes de l’abstraction est passionnant. Invitant dans sa démonstration Étienne Jollet et Georges Roque, deux autres fervents regardeurs, Pascal Rousseau rappelle combien « l’abstraction aura circulé d’abord dans les esprits et dans les textes, avant de se réaliser sur la toile ou l’écran », ce qui explique sans doute l’élaboration séminale d’une « grammaire des éléments plastiques de la peinture, avec un alphabet de formes simples et une syntaxe de leur composition ». Nul hasard à ce que les premiers hérauts de l’abstraction fussent des savants, comme le Hollandais Superville, ou des écrivains, comme Goethe. Car l’abstraction est une affaire de signes, lesquels mettent en jeu une dimension esthétique et physiologique, intellectuelle et perceptive, ce qui permettra bientôt à de nombreux artistes – Strindberg, Whistler et Čirulionis – d’établir des correspondances entre la peinture et la musique.

Le monde idéel ne saurait exclure ce que Gilles Deleuze, au sujet de Bacon, appelle une « logique de la sensation », une logique qui, de Kandinsky à Kapoor en passant par Hamidi, érige l’abstraction en perpétuel chemin de crête entre le visible et le spirituel, en véritable épiphanie du monde sensible, ainsi que l’explore brillamment Arnauld Pierre dans les ultimes pages du volume, à l’heure où « l’abstraction, est devenue un art de mémoire ».

Alliage

Qu’ils investiguent l’orphisme, le constructivisme ou le néo-concrétisme, tous ces « ismes » qui sont autant de faces du grand kaléidoscope abstrait, les développements sont systématiquement servis par une photogravure parfaite, conforme à l’excellence des éditions Citadelles & Mazenod, décidément irréprochables dans le juste alliage du texte et de l’image. Plus encore, l’assignation de la sculpture et de la photographie, de Gabo ainsi que de Coburn, prouve combien l’abstraction est profuse, qu’elle dessine une généalogie complexe et que, dès lors qu’on en détient la clef et qu’on en effeuille le sens, elle n’est plus un simple… mot-valise.

Arnauld Pierre, Pascal Rousseau,
Citadelles & Mazenod, Collection « L’Art en mouvements » , 400 p., 300 ill., 189 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°744 du 1 juin 2021, avec le titre suivant : L’Abstraction

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