Art urbain

Le mapping, entre spectacle et forme d’art

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 25 janvier 2020 - 1903 mots

Témoignant d’une généalogie hybride, le vidéo mapping, apparu récemment, connaît un succès considérable dans son versant architectural et patrimonial. Formule à grand spectacle ou nouvelle écriture dans le champ des arts visuels ? Son devenir est incertain.

Installation "Les cueilleurs de nuages" par CozTen lors de la Fête des Lumières de Lyon en 2019. © Photo Muriel Chaulet.
Installation Les cueilleurs de nuages par CozTen lors de la Fête des Lumières de Lyon en 2019.
© Photo Muriel Chaulet.

Aux feux d’artifice et classiques « son et lumière », les bonds technologiques des quinze dernières années sont venus ajouter une nouvelle forme de spectacle en plein air : le « vidéo mapping », ou « mapping architectural ». À grand renfort d’effets audiovisuels, une projection lumineuse ou de vidéos vient désormais animer les façades des monuments. Grâce à cette technologie multimédia, une cathédrale devient une succession de tableaux narratifs, un bâtiment signé d’un grand nom de l’architecture se distord, ondule ou s’effondre en musique… La Fête des lumières, qui se tient chaque année autour du 8 décembre à Lyon, en est un peu le versant grand public. En prolongement d’une tradition votive née au XIXe siècle, l’événement propose depuis 1999 une série d’installations lumineuses dans les lieux emblématiques de la ville. Le vidéo mapping en est l’un des attendus. À la cathédrale Saint-Jean, le studio Théoriz retraçait en 2019 dans Genesis une histoire de la vie depuis son émergence jusqu’à l’accélération numérique. Place des Terreaux, Une toute petite histoire de lumière signée par l’agence événementielle Spectaculaires, Allumeurs d’images, décrivait un bug électrique, une « erreur système » venue enrayer la mécanique d’un exercice déjà trop bien rodé. Sur la colline de Fourvière, le concepteur et scénographe CozTen livrait un plaidoyer classique en faveur de l’écologie. Sur la place des Célestins, l’architecte Jérôme Donna faisait courir sur la façade du théâtre un entrelacs de particules lumineuses…

Un spectacle grand public

Qu’importe si l’événement lyonnais fait naître une moue dubitative chez la plupart des amateurs d’art, y compris ceux d’entre eux qui ne dédaignent pas tout à fait le mapping. Son succès est phénoménal : en 2018, il réunissait 1,8 million de visiteurs sur quatre jours et Gérard Collomb, maire de Lyon, avait tout lieu de s’enorgueillir. « La Fête des lumières figure parmi les cinq événements au monde qui reçoivent le plus de visiteurs », déclarait-il ainsi lors d’une conférence de presse en décembre dernier.

De tels records de fréquentation sont en tout cas de nature à inspirer nombre de villes en France. Aux désormais classiques mappings architecturaux sur les cathédrales, s’ajoutent aujourd’hui quelques festivals où l’exercice figure en bonne place, dont « Constellations » à Metz et le « Video Mapping Festival » dans Lille et ses environs. « C’est un outil assez efficace », souligne Antoine Manier, directeur des Rencontres audiovisuelles (Lille), à l’initiative de l’événement lillois et du Video Mapping European Center (Lille), où sont proposées résidences artistiques et sessions de formations. Le mapping « est innovant, spectaculaire et grand public, puisqu’il rassemble tous types de générations et de catégories socioprofessionnelles. Son côté festif colle à une volonté politique d’événements culturels et de marketing territorial ».

Du reste, le mapping ne se cantonne pas à l’espace public, mais se décline aussi en intérieur avec le même succès. En témoignent le retentissement de l’exposition « Au-delà des limites » du collectif japonais Teamlab à la Villette en 2018, ou celui des divers lieux ouverts par l’opérateur privé Culturespaces, dont l’Atelier des lumières à Paris, ou repris en 2011, les Carrières de lumière dans les Baux-de-Provence (Bouches-du-Rhône). Plus discrètement, et sans forcément s’annoncer comme tel, le mapping fraye aussi dans le champ de l’art contemporain et du spectacle vivant : les artistes Bertrand Planes et Pablo Valbuena en furent parmi les pionniers, et Adrien M & Claire B, qui seront exposés à partir du 24 janvier à la Gaîté-Lyrique (Paris), y recourent dans leurs œuvres à mi-chemin de la danse et de l’installation immersive et interactive.

Un fruit de l’innovation ?

Idéal pour animer le patrimoine et déplacer les foules, le mapping doit une partie de son attrait à sa relative nouveauté. « Il est encore rare, même s’il a tendance à l’être de moins en moins », note Yann Nguema, qui a réalisé ses premiers mappings au sein du groupe musical EZ3kiel en 2014, et s’est spécialisé depuis dans ce médium. « Quand j’explique que je fais du mapping, beaucoup de gens ne savent pas ce qu’est. »

Google Trends situe en 2008 les prémices du phénomène : l’expression « vidéo mapping » fait alors une première percée sur le moteur de recherche, et s’est installée depuis comme une requête usuelle des internautes. À l’époque pourtant, ce médium est encore dans l’enfance. Il commence tout juste à se diffuser à la faveur d’évolutions technologiques diverses, qui touchent aussi bien à la puissance des vidéoprojecteurs et des serveurs informatiques qu’à la création et diffusion de logiciels capables d’adapter une image projetée à une surface non plane, si possible en 3D. « Généralement,écrivent Daniel Schmitt, Marine Thébault et Ludovic Burczykowski dans L’Image au-delà de l’écran (éd. Iste, 2019), on s’accorde à dire que le vidéo mapping consiste à appliquer une texture lumineuse dont la géométrie correspond à une surface plus ou moins complexe faite de matériaux hétérogènes sur laquelle elle est projetée. »

Selon Pier Schneider, pionnier du genre au sein du studio 1024 Architecture et créateur dès 2010 du logiciel Madmapper qui figure aujourd’hui parmi les plus utilisés, le terme recouvre un large spectre de technologies : « “Mapping” vient de “cartographier”, rappelle-t-il. C’est un nom générique, qui désigne la mise en espace d’une projection vidéo et/ou de lumière. C’est le fait de cartographier de la matière visuelle dans l’espace. Sur une façade, il permet d’aligner la projection pour qu’elle corresponde à la surface et la modénature du bâtiment. Mais on peut aussi mapper des LED, via l’envoi d’un signal vidéo. » C’est d’ailleurs ce type de mapping que privilégie désormais 1024 Architecture, comme en atteste Delta, une œuvre lumineuse installée porte de la Villette dans le cadre du programme « Reconquête urbaine » de la Ville de Paris, ou Core, créée pour l’exposition « Electro » à la Philharmonie de Paris en 2019.

De l’art rupestre à la fenêtre albertienne

Si le succès actuel du mapping tient à une série de progrès technologiques, il n’en a pas moins des racines très anciennes, en tout cas dans son acception la plus large de projection sur une surface en volume. Selon Pier Schneider, il trouverait même son origine dans les peintures rupestres : « Les hommes préhistoriques peignaient un animal car ils le voyaient dans le relief de la grotte, note-t-il. C’est du mapping de roche. » De la même manière, Daniel Schmitt, Marine Thébault et Ludovic Burczykowski désignent l’art pariétal, mais aussi les lanternes magiques ou encore les rayons projetés par certains vitraux comme autant de jalons vers le mapping contemporain. Ce faisant, ils renversent l’idée reçue selon laquelle le médium serait l’héritier du cinéma, de la télévision ou de l’écran d’ordinateur. « Ces derniers peuvent […] être vus comme des dispositifs plus récents que le vidéomapping », expliquent-ils dans leur livre, avant de pousser cette hypothèse contre-intuitive mais séduisante : « Le vidéomapping est-il une innovation ou une refonte d’un type d’image qui s’était vu dévalorisé ? [A]rriverait-il à faire la synthèse de la fenêtre albertienne avec ce qui la précède ? D’un côté, il conteste la construction albertienne dans ses élaborations graphiques exclusives tout en refusant, au profit de l’hétéronomie visuelle, l’autonomie d’une image inaugurée dans le paradigme moderne du découpage nature/culture ou objet/sujet occidental. D’un autre côté, pourtant, il prolonge également cette construction en s’inscrivant dans une prolifération des écrans contemporaine et par l’usage de la théorie perspectiviste utilisée dans certains jeux de trompe-l’œil. »

Entre cinéma étendu et VJing

De fait, le mapping est une forme hybride. S’il hérite du cinéma parce qu’il suppose une projection, il s’affilie alors aux démarches soucieuses d’affranchir le 7e art de l’écran blanc, rectangulaire et bidimensionnel. Parmi ses prémices figurent ainsi les projections de l’architecte/ingénieur Hans-Walter Müller et de l’artiste Jeffrey Shaw, dans les années 1960-1970, ou, à partir de 1990, les « Displacements » de Michael Naimark. « Contrairement au cinéma, le mapping est une écriture qui tient compte de son environnement », observe Antoine Manier. Il s’apparente de ce fait à la réalité augmentée, ce dont atteste d’ailleurs l’une des dénominations anglo-saxonnes du médium : « spatialized augmented reality ».

Son essor contemporain est également indissociable des développements scéniques menés autour de la musique électronique au milieu des années 2000. Pour certains, le mapping constitue une évolution du « Vjing » [animation visuelle en temps réel dans les concerts ou festivals de musique] et s’abreuve notamment aux expériences menées dès 2006 par le collectif Anti-VJ. De fait, les parcours de 1024 Architecture ou de Yann Nguema suggèrent un lien fort entre l’expérience de la scène et le développement du médium. En 2007, les premiers ont créé « Square Cube », leur premier mapping scénique, dans le cadre d’une tournée du DJ Étienne de Crecy. Quant au second, il explique : « EZ3kiel utilise la projection sur scène depuis ses débuts. Pour la tournée de Lux (2014), nous avions envie de sortir de l’écran blanc. J’ai alors installé plein de petits écrans automatiques. L’écran changeait de place, tournait, et la projection s’adaptait à sa rotation, grâce à un logiciel créé spécifiquement. »

Mais l’histoire récente du mapping charrie aussi un tout autre genre d’héritage : celui des parcs d’attractions et des spectacles son et lumière. Ainsi, il est généralement admis que le premier vidéo mapping serait né en 1969 à… Disneyland. Or, cette parenté n’est sans doute pas étrangère aux usages actuels du mapping dans le champ du patrimoine. « Le mapping tel qu’il est représenté sur les cathédrales n’est pas lié à la musique électro, confirme Yann Nguema, mais à Walt Disney. »

Une forme déjà épuisée ?

Est-ce la raison pour laquelle les bricolages des premiers « vidéo mappeurs » tendent de plus en plus à céder la place à de grosses productions ? « Quand nous avons réalisé nos premiers vidéomappings, c’était précurseur et innovant, relève Pier Schneider. Puis ça a été récupéré à des fins de mise en valeur du patrimoine, mais aussi par la publicité. Nous avons été sollicités à n’en plus finir par des marques, avec de gros moyens. Tout comme dans le cinéma ou le jeu vidéo, le mapping peut donner lieu à des superproductions. »

Cette évolution était d’autant plus prévisible qu’un mapping coûte cher. Il implique d’abord un long travail de création visuelle et sonore. Encore ce volet créatif est-il la portion congrue des coûts de production : « La partie technique peut être le budget majoritaire d’un mapping », explique Antoine Manier. Selon Yann Nguema, la location des projecteurs et des enceintes, leur installation et leur gardiennage, peuvent constituer jusqu’à 70 % du coût total d’un projet. Jonathan Richer, cofondateur de Théoriz Studio, qui projetait Genesis sur la cathédrale Saint-Jean lors de la dernière Fête des lumières, abonde : « Genesis a été produit pour un montant total de 91 000 euros hors taxes. Mais la technique avale 60 % du budget. »

Du fait de son coût, le mapping se voit ainsi majoritairement cantonné à certains types d’usages et de commanditaires – métropoles ou agences de pub. Au risque de s’épuiser dans la réplique de recettes et de passages obligés : « La multiplication des superproductions ne va pas forcément dans le sens de la qualité, souligne Antoine Manier. On se contente parfois d’effets spectaculaires, du type “bâtiment qui s’écroule”. Toute la question est de savoir si le mapping saura aller au-delà, et inventer de nouvelles formes. » Selon Yann Nguema, c’est dans les marges et les interstices que se joue l’avenir du mapping : « Il progresse grâce aux artistes indépendants, et non du côté des grosses productions sur les cathédrales, affirme-t-il. Tout comme dans la musique, la nouveauté est là, mais elle n’est pas visible. »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°537 du 17 janvier 2020, avec le titre suivant : Le mapping, entre spectacle et forme d’art

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