Spécial Covid-19 - Livre

Une libraire française à Rome : « nous allons mourir »

Par Olivier Tosseri, correspondant en Italie · lejournaldesarts.fr

Le 17 avril 2020 - 702 mots

ROME / ITALIE

La directrice d’une librairie française à Rome explique pourquoi elle ne veut pas rouvrir son commerce.

La Libreria Stendhal, Librairie Française de Rome © Photo Serena Eller Vainicher
La Libreria Stendhal, Librairie Française de Rome.
© Photo Serena Eller Vainicher

Le gouvernement italien a autorisé par décret les librairies à rouvrir à partir du 14 avril. Un décret flou dans ses modalités d’application et qui n’est pas respecté de manière uniforme dans toute la péninsule. A Rome, Marie-Eve Venturino dirige la librairie française, l’une des dernières en Italie. Elle s’explique sur son refus de rouvrir et lance une réflexion sur la défense d’un modèle de librairie en danger de mort. 

Marie-Eve Venturino dirige la Libreria Stendhal / Librairie française de Rome
Marie-Eve Venturino dirige la Libreria Stendhal / Librairie française de Rome
Courtesy Libreria Stendhal

Pourquoi avez-vous renoncé à la réouverture de la librairie ?
Sans protocole de sortie de crise sanitaire qui pourrait redonner confiance à la population, ce décret est incompréhensible. Les injonctions sont contradictoires : rester chez soi et en même temps réouverture de commerces qui jusqu’à présent étaient considérés comme non nécessaires, accompagnées des consignes de sécurité très vagues. 
De plus, à réouverture, l’entreprise n’a plus droit aux peu d’aides liées au confinement pour des recettes qui seront proches de zéro. 
Cette autorisation de réouverture est surprenante dans un pays qui compte un des plus bas taux de lecteur en Europe, une loi sur le livre qui a vu le blocus des grands groupes pendant des décennies et à peine voté qui s’enlise dans ses applications… Au lieu de débloquer des aides directes et éviter un surendettement du secteur, la réponse officielle est la réouverture qui semble être un cadeau aux grands groupes, dont Amazon qui est considéré comme une librairie. Par ailleurs comment peut-on justifier de traverser la ville pour s’acheter un livre ? Nos clients et nos salariés n’habitent pas tout près, on légitime ainsi des déplacements importants en s’exposant et exposant les autres. 

Comment envisagez-vous l’après crise sanitaire ?
Il n’y aura pas d’après sans repenser l’avant. Nous propulser dans un changement radical de fonctionnement, dans la distanciation sociale, va profondément changer le statut de la librairie. Car une librairie c’est avant tout un lieu fait de gens, de livres et d’interactions. Le fait de ne plus pouvoir proposer de rencontres en librairies, de lectures et d’ateliers pour les enfants, de moments de convivialité, de débats, ne plus proposer aux gens de s’assoir, feuilleter, flâner… cela va changer notre façon de vivre la librairie. 
Si nous sommes réduits à un service de mise à disposition des livres, nous sommes déjà morts car nous aurons perdu notre âme. Faire perdurer ce modèle exigeant nécessite un soutien politique. Si la librairie est le commerce de détail le moins rentable de tous, ce modèle particulier l’est encore moins, il doit être aidé de façon structurelle pour des raisons d’exigence intellectuelle. Pourtant il ne l’est pas. La France a récemment débloqué 5 millions d’euros, dont 500 000 euros pour les librairies françaises à l’étranger nous donnant accès à une subvention entre 3 000 et 10 000 euros, ce qui est bien sûr trop peu par rapport à une fermeture de deux mois. L’Italie n’a encore rien annoncé pour la filière.

Le statut des librairies françaises à l’étranger doit-il être repensé ?
Le problème se corse d’autant plus à l’étranger. Chez nous les rotations sont lentes, le fonds éditorial prévaut sur les nouveautés qui font seulement 25 % des ventes (plus ou moins l’inverse des librairies en France). Ici nous sommes une librairie spécialisée. Notre besoin de soutien est encore plus grand car nous sommes exposés à l’écrasante présence d’Amazon, exposés à des ratios d’exploitation insoutenables, à des coûts liés aux transports des livres en constante augmentation, des surcoûts sur les factures de livres imposés par les distributeurs alors qu’ils n’existent pas en France, des prix exports majorés par rapport aux prix français… et très peu de soutien de l’interprofession. 

Il s’agit de sauver un modèle qui sans soutien et encadrement institutionnel va mourir. Ce modèle répond pourtant à la diversité culturelle et éditoriale, sert de vitrine à l’édition, dans une médiation quotidienne. Il répond à un service de proximité, de promotion du français. L’investissement n’est pourtant pas très élevé et pourrait rapporter beaucoup en termes d’image. Et pourtant nous mourrons. Notre métier s’est terriblement paupérisé et nous restons inexorablement associés à des petits commerces alors que nous remplissons une mission culturelle en silence, souvent peu considérés par les représentants institutionnels de la France à l’étranger. 

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