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ENQUÊTE

Un tableau plus ou moins attribué à Modigliani restitué en France par un musée allemand

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 21 février 2024 - 1328 mots

Grâce à la persévérance de l’artiste Raphaël Denis, un tableau attribué à Modigliani va être rendu par un musée allemand aux héritiers d’un journaliste français qui en avait été dépossédé par les nazis. Problème : est-ce bien un tableau de Modigliani ?

Amedeo Modigliani (attribué à), Tête de femme, 1917, huile sur toile. © Sprengel Museumg
Amedeo Modigliani (1884-1920), (attribué à), Tête de femme, 1917, huile sur toile.
© Sprengel Museumg

Hanovre, Paris. Faisant suite à une demande de restitution établie par le ministère de la Culture français pour le tableau Tête de femme (?), 1917 (?), par Amedeo Modigliani (?), présent depuis 1949 dans la collection de la Ville de Hanovre (Allemagne) et depuis 1979 dans celle du Sprengel Museum (Hanovre), décision a été prise à la mi-février par le conseil municipal de la capitale du Land de Basse-Saxe de rendre l’œuvre aux ayants droit de son propriétaire. Les points d’interrogation laissés entre parenthèses par le musée allemand, tout comme la discrétion requise par les destinataires de cette restitution (parmi lesquels figurent de célèbres antiquaires parisiens), confèrent à cette information une part de mystère.

À la suite des recherches d’un artiste contemporain

Les circonstances de la redécouverte de ce tableau sont, elles, pour le moins hasardeuses. En janvier 2020, l’artiste conceptuel Raphaël Denis adresse un courriel à trois spécialistes français des biens spoliés par les nazis, à propos d’un tableau « anciennement attribué à Amedeo Modigliani, aujourd’hui conservé à Hanovre, dont [il] soupçonne fortement qu’il provient d’une spoliation ». Une part importante de ses recherches est consacrée aux spoliations d’œuvres sous l’occupation allemande. Son travail, soutenu par la Galerie Sator, prend la forme d’installations présentées dans différents musées, notamment au Centre Pompidou (qui possède depuis 2020 La Loi normale des erreurs, une accumulation de monochromes noirs symbolisant la censure idéologique). Raphaël Denis s’est ainsi intéressé au trafic qui s’est tenu entre 1941 et 1945 au Jeu de paume, à Paris, quand le lieu fut transformé en dépôt central des œuvres d’art confisquées en France. Et plus précisément, aux nombreux échanges entre le marchand de nationalité allemande Gustav Rochlitz et Hermann Göring, numéro deux du régime nazi. À la différence des experts du Reich, qui méprisent l’art « contemporain » produit en Europe au XXe siècle, Rochlitz est parfaitement conscient de sa valeur. Il échange donc des œuvres correspondant au goût des nazis contre des pièces majeures confisquées à des collectionneurs français. Plusieurs œuvres d’art moderne jugées « dégénérées » par les dignitaires du Reich quittent ainsi le Jeu de paume pour abonder le fonds commercial de Rochlitz, tandis que, dans le sens inverse, celles que propose le négociant (de période plus ancienne) sont destinées à rejoindre une des demeures de Göring.

Raphaël Denis tente de retrouver l’image de chacun des tableaux échangés lors de ce troc honteux. Un ouvrage documentant cette période le met sur la piste d’un tableau stocké au Jeu de paume pendant la guerre, dont il apprend grâce à Internet qu’il est présenté dans une exposition du Sprengel Museum. « Il semblerait,écrit-il, que Tête de femme ait été offert par Modigliani à une Madame Castel, compagne d’un certain Michel George-Michel, au domicile duquel il aurait été saisi en 1941 ». La toile, expertisée en 1942 par Jacques Beltrand, expert de Göring en France, fait partie d’une transaction négociée avec Rochlitz. Le marchand d’art l’échange, parmi quatre autres tableaux, contre un panneau du XVIe siècle destiné au dirigeant du Reich. Puis elle serait passée entre les mains d’un historien de l’art encarté au parti nazi, avant d’être acquise par Conrad Doebbeke, collectionneur peu regardant sur la provenance de ses acquisitions. Ce dernier à son tour en fait don, avec d’autres œuvres, à la Ville de Hanovre en 1949. Conservée dans les réserves du Sprengel Museum, la peinture a cependant été retirée des collections consultables en ligne, en raison d’un doute sur son authenticité. Mais que sait-on de son « propriétaire » français ?

Dans la collection d’un peintre à ses heures

Michel Georges-Michel est le nom de plume de Michel Georges Dreyfus (1883-1985), auteur, journaliste et peintre à ses heures (le Musée d’art moderne de Paris conserve certains de ses tableaux). Fondateur du prix de Rome pour les poètes, ce chroniqueur de l’école de Paris est proche des artistes de l’entre-deux-guerres. En 1929, il dédie aux « Montparnos », ainsi qu’il baptise les créateurs de Montparnasse, un livre du même nom, dont l’un des protagonistes n’est autre que… Modigliani. Parmi les œuvres volées par les Allemands à son domicile, rue Clément-Marot dans le 8e, se trouvent son portrait par Picasso ainsi que par Matisse, mais aussi un grand Chirico, un Dufy, deux Kees Van Dongen… Mais curieusement, dans la liste « approximative », selon ses propres termes, qu’il adresse en 1945 aux autorités de la Commission de récupération artistique, Michel Georges-Michel, de retour des États-Unis, ne réclame pas Tête de femme. Comment se fait-il, dans ce cas, que le tableau soit aujourd’hui restitué à ses ayants droit ? « Il est très courant que les victimes ne fournissent pas une liste intégrale des biens qui leur ont été volés, surtout quand tout ou l’essentiel de leur appartement a été vidé, ce qui est le cas ici, affirme David Zivie, responsable de la Mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 au ministère de la Culture. D’autre part, le tableau est inventorié et photographié par le service allemand de spoliation ERR [Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg, officine nazie] comme ayant été pris chez Michel Georges-Michel, à son adresse. L’ERR lui attribue le numéro “MGM 1”. Les inventaires sont clairs. Il n’y a donc pas de doute sur l’origine du tableau et le moment et le lieu où il a été spolié. »

Sur la base de données ERR Project, créée et dirigée par l’historien américain Marc Masurovsky, ce tableau attribué à Modigliani est indiqué comme relevant de la collection de Michel Georges-Michel, mais sa légende mentionne aussi le nom d’une certaine Madame Castel, assorti d’un point d’interrogation. On peut supposer qu’il s’agit de Jeanne Castel (1888-1969), galeriste à Paris dès les années 1930. Celle-ci arrive de l’Aveyron avec Juliette Lacaze, qui va épouser Paul Guillaume, marchand d’art parisien incontournable auprès duquel Jeanne Castel officie d’abord comme secrétaire. On sait, d’après la correspondance de Michel Georges-Michel, que des liens étroits unissent ce dernier à Paul Guillaume, à son épouse (qui prendra par la suite le prénom de Domenica), et donc également à Jeanne Castel. « Cette question a bien sûr été étudiée, assure cependant David Zivie. Aujourd’hui, et depuis quelque temps, la fiche ERR Project ne fait plus apparaître le nom de Mme Castel. »

Une attribution peu claire

Admettons que le tableau ait appartenu à Michel Georges-Michel. Se pourrait-il que ce portrait féminin typique du style de Modigliani soit un exercice d’admiration « à la manière de » ? Le Musée Sprengel, pour sa part, ne tranche pas. « L’attribution de l’œuvre n’est pas claire, admet toutefois Reinhard Spieler, le directeur du musée. Elle a été acquise par la Ville de Hanovre en 1949 comme étant de Modigliani. Cependant, nous n’avons aucune connaissance de sa provenance. Elle n’est pas incluse dans le premier catalogue raisonné publié en 1929. Et elle n’était pas non plus incluse dans la deuxième édition du catalogue raisonné, en 1956. Cela peut étonner et soulever de sérieuses questions, car l’œuvre a été mise en avant comme un Modigliani à la Documenta de Cassel de 1955. Les auteurs du catalogue raisonné auraient dû la remarquer, ils ne l’ont pourtant pas incluse. Dans les années 1960, des restaurateurs italiens ont remis en question l’attribution de Modigliani pour cette œuvre et l’ont qualifiée de faux. Au Musée Sprengel, on a toujours cru que l’œuvre n’était pas authentique et elle n’a été montrée qu’une seule fois dans une exposition intitulée “Fake News”, parmi des œuvres non authentiques de notre collection. D’autre part, nous devons admettre qu’il n’y a aucune preuve d’un faux ; l’argumentation était basée “seulement” sur l’analyse de style. »

Pour l’heure, cette Tête de femme devrait être exposée quelque temps au Musée Sprengel face à une installation de Raphaël Denis. En attendant de revenir en France pour y vivre de nouvelles aventures, dont les enjeux financiers ne sont pas minces.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : Un Modigliani (?) restitué en France par un musée allemand

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