Politique

La démocratisation culturelle, toujours en échec

Un rapport de la Fondation Jean Jaurès pointe l'échec de la démocratisation culturelle

Mesurées à l’aune des catégories socioprofessionnelles de l’Insee, les inégalités d’accès aux équipements culturels restent élevées selon un rapport publié par la Fondation Jean-Jaurès n Son auteur formule des orientations qui combattent l’élitisme traditionnel du secteur

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 19 janvier 2016 - 1312 mots

Un rapport commandé par la Fondation Jean-Jaurès au consultant Jean-Michel Tobelem met en lumière les inégalités d’accès à la culture selon les catégories socioprofessionnelles. Sans nier les progrès réalisés, l’essai formule des propositions destinées à combattre la tentation de l’élitisme, à commencer par la production de statistiques pertinentes. Les politiques publiques devraient affronter sans faux-semblant la question de la démocratisation culturelle.

Le rapport commandé par la Fondation-Jean Jaurès (1) à l’enseignant et consultant Jean-Michel Tobelem (lire l’entretien ci-dessous) dresse un constat sévère de la démocratisation culturelle en France. S’appuyant sur des études plus ou moins médiatisées et des témoignages de spécialistes, il formule également des recommandations qui sont autant de réponses aux griefs contre l’élitisme de la politique culturelle. L’un des points clés du rapport est le rappel d’une évidence. La société française n’est pas constituée d’une immense classe moyenne aux extrémités sesquelles on trouverait les ultra-riches et les précaires. À côté des artisans, chefs d’entreprise, professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires, les ouvriers représentent encore 12,3 % de la population des ménages et les employés, 16 %. Des taux qui s’élèvent si on les rapporte à la population active (voir tableau).

Or, selon l’enquête, en théorie septennale (lire l’encadré), du ministère de la Culture intitulée « Pratiques culturelles des Français », si 70 % des cadres supérieurs et professions libérales ont visité un musée ou une exposition d’art en 2008, ce taux chute à 35 % pour les employés, à 28 % pour les ouvriers qualifiés et à 18 % pour les ouvriers non qualifiés (voir tableau). En soi, l’information n’est pas une révélation, il est admis que les cadres supérieurs vont plus au théâtre ou au musée que les ouvriers. Est plus préoccupant le fait que, non seulement l’écart entre ouvriers ou employés et cadres supérieurs ne se réduit pas, mais il augmente depuis 1981. Jean-Michel Tobelem remet même en cause les chiffres officiels relatifs aux pratiques des ouvriers, suspectant une « surdéclaration de ceux-ci » dans l’enquête, affirmant que ces chiffres ne dépassent jamais les 5 %. Il cite une étude produite par Louvre-Lens qui relève seulement 3 % d’ouvriers parmi ses visiteurs. Il note enfin que le Louvre (Paris) agrège dans ses études sur les visiteurs les catégories « employés » et « ouvriers », lesquels développent pourtant des rapports très différents à la culture, ce qui permettrait au Louvre de masquer le faible taux de visite des ouvriers.

Jeunes et « empêchés »
Ces chiffres sont pourtant connus et facilement accessibles sur Internet, mais curieusement, ils ne sont pas repris dans la communication officielle. Plus gênant, comme le relevait déjà la Cour des comptes dans son rapport de 2011 sur les musées nationaux, les grands établissements, en matière de démocratisation culturelle, visent le plus souvent les jeunes et les publics – somme toute limités en nombre – du « champ social » (malades dans les hôpitaux, détenus, ultra-précaires…), oubliant l’immense catégorie des employés et ouvriers. Ainsi l’analyse des visiteurs par catégories sociales est occultée afin de ne pas prendre acte de l’échec des politiques publiques s’agissant de la réduction des inégalités d’accès à la culture.

Pour un renversement de perspective
Cependant l’auteur ne nie pas que des efforts ont été faits dans ce domaine, mais il préconise d’explorer d’autres pistes et de ne pas sombrer dans la fatalité ou le cynisme. Très critique sur le « Centre Pompidou mobile » (coûteux et installé dans des villes déjà dotées de musées), il est tout aussi circonspect sur l’impact du numérique, qui fidélise surtout les publics déjà motivés. Il suggère un renversement de perspective pour combattre un élitisme encore trop présent parmi les responsables culturels qui se préoccupent davantage de l’offre et des artistes que du public. Il faut s’intéresser avec la même volonté à la réception de l’offre par le public. Cela passe d’abord, on l’a compris, par la production au sein de chaque lieu culturel, d’études des visiteurs ou des publics par catégorie sociale, revalorisant du même coup le rôle de ces responsables d’études dans la gouvernance des établissements. L’analyse de la réception doit se fonder sur le contenu même du programme culturel, mais aussi sur la façon dont celui-ci est porté à la connaissance des publics ou sur les conditions d’accueil des usagers (guichets, vestiaires, médiation…). Il s’agit d’améliorer la communication, d’aménager les lieux afin de les rendre moins intimidants pour que les employés et ouvriers s’y sentent bien. Au fond, Jean-Michel Tobelem en appelle au marketing, qui ne se réduit pas à une démarche mercantile mais sert aussi à définir des publics cibles, à monter des offres adaptées et à les communiquer de manière adéquate.

Seule consolation, dans cet essai où l’auteur s’efforce de ne pas verser dans le catastrophisme, la France n’est pas le seul grand pays souffrant d’un échec de la démocratisation culturelle. Plusieurs pays européens ainsi que les États-Unis enregistrent depuis plusieurs années une baisse de la fréquentation des lieux culturels. Mais est-ce vraiment une consolation ?

Note

(1) « La culture pour tous. Des solutions pour la démocratisation ? », à paraître.

La Fondation Jean-Jaurès

Créée en 1992 par Pierre Mauroy, cette fondation proche du PS, aujourd’hui présidée par Henri Nallet et dirigée par Gilles Finchelstein, est à la fois un laboratoire d’idées, un centre d’archives du mouvement socialiste et un organisateur de séminaires et formations sur des thèmes variés. La coopération internationale est aussi une partie importante de ses activités. Son budget annuel, d’environ 2,1 millions d’euros, est principalement financé par l’État. La fondation a constitué 12 observatoires, dont le dernier en date concerne précisément la culture et est dirigé par Karine Gloanec Maurin. Ce rapport commandé à Jean-Michel Tobelem est le premier essai publié par cet observatoire. Thème phare de l’année 2105, l’égalité va rester un sujet de travail pour 2016 à côté de la citoyenneté, l’identité, la laïcité et l’Europe.

Aggravation, stagnation ou réduction des écarts ?

Les enquêtes ne disent pas toutes la même chose. Selon le département des études de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture, « la fréquentation d’un musée ou d’une exposition temporaire au cours des douze derniers mois » est passée entre 1997 et 2008 de 40 % à 37 % pour toutes les catégories sociales, y compris pour les ouvriers (voir ci-contre). En revanche, l’Insee décèle une tendance plus optimiste entre 2006 et 2012. Pour l’institut, la fréquentation de l’ensemble des catégories socioprofessionnelles dans un musée ou une exposition a augmenté, passant de 33 % à 37 %, celle des ouvriers s’étant élevée de 17 % à 20 %, et celle des employés, de 30 % à 32 %. On relève cependant une incohérence entre les chiffres du ministère et ceux de l’Insee pour la période commune (2006-2008). Enfin, toujours sur ce même point, une enquête du Credoc, menée pour le compte du service des publics du ministère de la Culture, distinct du DEPS, relève une augmentation de 4 % pour les ouvriers et de 8 % pour les employés entre 2012 et 2014. La méthodologie, différentes pour ces trois enquêtes, et la faiblesse des amplitudes qui entrent dans la marge d’erreur statistique ne permettent pas de trancher sur le sens de la courbe de la démocratisation culturelle. Cela rend d’autant plus nécessaire la réédition de l’enquête du ministère sur les « Pratiques culturelles des Français », qui a le mérite de présenter une stabilité, et dans le temps et dans la méthode. Or cette enquête réalisée tous les sept ans et dont la dernière remonte à 2008 n’a pas été effectuée en 2015, et n’est pas à l’ordre du jour. Cette fréquence, déjà incompréhensiblement lente compte tenu des enjeux, et cette incertitude sur la prochaine édition ne peuvent qu’accréditer la thèse selon laquelle les pouvoirs publics ne veulent pas prendre la mesure de l’échec de la démocratisation culturelle, ou qu’ils redoutent la médiatisation de cet échec.

Légende photo

Logo de la Fondation Jean Jaurès © Fondation Jean Jaurès

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : Un rapport de la Fondation Jean Jaurès pointe l'échec de la démocratisation culturelle

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque