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ENTRETIEN

Philippe Guillet : « la décennie 2020 est vraiment celle des muséums »

Par Marion Krauze · Le Journal des Arts

Le 24 avril 2025 - 1291 mots

Biodiversité, climat, migrations animale, végétale ou humaine, décolonisation du regard sur les collections…, les muséums ont pris à bras-le-corps ces questions aujourd’hui essentielles, soutient le directeur du Muséum de Nantes.

Philippe Guillet. © DR
Philippe Guillet.
© D.R.

Philippe Guillet dirige le Muséum de Nantes (Loire-Atlantique) depuis 2013, après avoir été à la tête du Muséum d’Orléans (Loiret) pendant six ans. En 1986, il avait rejoint puis dirigé l’Office de coopération et d’information muséales (Ocim), œuvrant pendant plus de vingt ans au développement des muséums. Il revient sur l’évolution progressive des établissements au cours des quarante dernières années.

À quel moment nos muséums ont-ils commencé à se transformer ?

Lorsque j’ai rejoint l’Ocim il y a quarante ans, le service venait d’être créé pour développer l’interactivité des muséums d’histoire naturelle. C’était le moment où de nombreux musées de beaux-arts se rénovaient sous [le ministère de] Jack Lang. Et en parallèle, plusieurs centres de culture scientifique, technique et industrielle ont émergé dans les années 1980. La Cité des sciences et de l’industrie venait d’ouvrir ses portes… Tout cela ringardisait nos vieux muséums, qui pour la plupart étaient en mauvais état. Ils étaient dans leur jus des années d’après guerre. Je me souviens par exemple avoir visité les réserves du Muséum de La Rochelle, qui a des collections ethnographiques extraordinaires. Eh bien à l’époque, elles étaient sous les combles, recouvertes de fientes de pigeons !

Quels muséums ont impulsé ce mouvement de modernisation ?

Les premiers grands muséums ont commencé à se rénover au début des années 1990, à Grenoble, Orléans, Bourges puis Tours et Aurillac… C’étaient des années charnières, on sentait bien qu’il y avait du mouvement. Les directeurs de ces établissements-là n’étaient plus forcément des naturalistes à l’ancienne, des « chasseurs de papillons ». Les formations professionnelles se développaient, notamment en médiation. Les colloques de recherche en muséologie se multipliaient. Et surtout, en 1994, la grande galerie du Muséum national d’histoire naturelle a rouvert [sous l’intitulé « Grande Galerie de l’évolution »]. C’était un moment très fort car on a pu montrer qu’on pouvait faire des choses remarquables, appréciées de tous, à partir de nos « vieilles » collections. En régions, les élus ont pris conscience de ce que pouvait être un muséum ; ce n’était pas juste un musée destiné aux scolaires pour lequel on n’avait pas à mettre trop de financement.

La caravane africaine de la Grande galerie de l'évolution du Museum national d'histoire naturelle, rénovée en 1994. © MNHN / Bruno Jay
La caravane africaine de la Grande galerie de l'évolution du Museum national d'histoire naturelle, rénovée en 1994.
© MNHN / Bruno Jay
Le discours des muséums d’histoire naturelle a-t-il alors évolué ?

Oui, surtout à partir des années 2000-2010 avec la rénovation des muséums de La Rochelle et de Toulouse puis la création du Musée des Confluences à Lyon [en 2014]. On s’est rendu compte que les muséums étaient des médias fantastiques pour aborder les questions de biodiversité, puisqu’ils étaient déjà des conservatoires de biodiversité et qu’ils avaient beaucoup à raconter. Et c’est ce qui a déclenché les réouvertures du muséum de Bordeaux en 2019, puis de celui d’Orléans en 2021 avec un discours environnemental très fort. À leur suite, ceux de Nantes, Lille, Strasbourg, Grenoble, Rouen, etc. se rénovent et entraîneront, je pense, de plus petites institutions dans leur dynamique. Pour moi, cette décennie 2020, c’est vraiment celle des muséums. Ils sont maintenant porteurs d’enjeux environnementaux très forts, et les moyens qui leur sont alloués sont tout à fait respectables. Je dirais même qu’ils ont un petit avantage sur les musées de beaux-arts, qui ont encore de la difficulté à se raccrocher à cette thématique environnementale.

Cette implication environnementale est aujourd’hui primordiale. N’était-ce pas le cas avant ?

Dans les années 1980, on présentait la nature de manière un peu idyllique, c’était le temps des expositions sur les petites fleurs, les petits oiseaux. On commençait tout juste à parler de disparition d’espèces, de techniques d’extraction également, mais sans se poser la question des énergies fossiles. On ne parlait pas de climat à l’époque, ce n’était pas du tout à l’ordre du jour. Alors que maintenant, on ne peut plus faire une exposition sans qu’il soit question de tout ce qui touche à la planète. De biodiversité passée et actuelle, de climat passé et actuel, de la question raciale, de celle des migrations animale, végétale mais aussi humaine…

Et à ce titre, peut-on dire que les muséums tendent à devenir des musées de société ?

Pour moi, un muséum, c’est un musée de société. Il répond bien à la définition dans le sens où il est porteur des interrogations de la société, notamment en matière de biodiversité. Un musée de sciences est crédible, et il faut qu’il maintienne cette crédibilité pour lutter contre le complotisme et les fake news. Aujourd’hui, les universités et les organismes de recherche nous prennent au sérieux sur ces questions environnementales. Ils savent qu’un muséum est aussi un lieu d’expression pour leur recherche, ce qui n’était pas le cas il y a vingt, trente ans. Et il y a toute une génération de conservateurs, de directeurs, qui veulent vraiment s’impliquer dans le muséum car c’est un acte d’engagement de la science vis-à-vis de la société. Il y a aussi des « bêtes à concours » qui deviennent directeurs sans être scientifiques, dans leur formation comme dans leur esprit. C’est un vrai souci, car il faut être en capacité d’échanger avec les chercheurs, être au courant des méthodes de recherche pour être à la tête d’un muséum.

Qu’en est-il des collections ? Comment sont-elles présentées aujourd’hui ?

Les collections en elles-mêmes n’ont pas vraiment changé, mais nous sommes devenus beaucoup plus sélectifs et vigilants. Nos prédécesseurs étaient dans une logique d’accumulation, alors que nous refusons beaucoup de dons maintenant. Cela ne sert à rien d’avoir 10 000 renards naturalisés dans les collections. On recherche des pièces un peu exceptionnelles. Et dans la manière de les présenter, c’est désormais une muséologie de concept qui est privilégiée. On se raccroche toujours à une narration, il y a un début et une fin. On définit d’abord ce que l’on veut dire et ce que l’on va dire, puis, dans un deuxième temps, on détermine les objets et spécimens dont on a besoin pour illustrer ce discours. Ce qui n’est pas toujours le cas dans d’autres types de musées, qui partent d’abord de leurs collections. La muséologie québécoise nous a beaucoup apporté sur ce point, tout comme sur l’importance de placer le public au cœur de nos préoccupations.

Quelles sont les attentes du public ?

Les visiteurs recherchent déjà la relation directe avec le spécimen, avec l’objet réel. C’est aussi pour cela que nous voulons utiliser le numérique de manière raisonnée, seulement lorsqu’il apporte une valeur ajoutée par rapport à l’exposition en elle-même. Puis la médiation humaine, c’est aussi quelque chose de très recherché. Le public demande de passer un moment agréable, d’où le développement de cafés, de zones de repos, d’espaces calmes et conviviaux où les visiteurs peuvent se poser. C’est souvent un moment de partage en famille. Il y a toujours eu ce rapport aisé entre le public et les collections d’un muséum. Un parent qui vient avec son enfant trouve toujours des choses à lui raconter. Alors que dans un musée d’art, c’est plus compliqué d’échanger si on n’a aucune connaissance en histoire de l’art.

Les mentalités ont aussi évolué. Cela alimente-t-il des réflexions éthiques ?

Les muséums sont complètement plongés dans ces questions. Parce qu’un muséum, c’est un musée colonial par définition, avec une fonction « universalis ». Les collections du XIXe siècle se sont constituées dans cet esprit-là. Il faut maintenant « décoloniser » nos esprits, avoir un œil nouveau sur ces collections, poser un regard différent dessus mais sans véhémence. C’est-à-dire en rappelant dans quelles conditions un objet a été collecté, en précisant les noms locaux des spécimens… Cela tient aussi à la manière de traiter les sujets. Si on parle des migrations par exemple, on a matière à apporter une information scientifique à ces questions. Tout ce travail commence à être mené dans les muséums, mais il y a encore beaucoup à faire.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°653 du 11 avril 2025, avec le titre suivant : Philippe Guillet « la décennie 2020 est vraiment celle des muséums »

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