Mode - Photographie

L'actualité vue par

Karl Lagerfeld, styliste et photographe

« Un tirage d’époque me procure une vraie émotion »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 19 novembre 2004 - 1943 mots

PARIS

Karl Lagerfeld, dont la carrière de styliste pour Chloé, Fendi, Chanel, Lagerfeld Gallery ou sa récente ligne pour H&M ont marqué l’histoire de la mode, s’est lancé dans la photographie depuis 1987. Multipliant les prises de vue et les éditions, il expose actuellement ses séries récentes à Paris à la Galerie du Passage (1) chez Pierre Passebon. Il publie également ce mois-ci avec sa maison d’édition 7L les dix premières années du magazine d’Andy Warhol Interview, réunies dans une valise à roulettes spécialement dessinée par le styliste. Karl Lagerfeld commente l’actualité.

Vous présentez actuellement à la Galerie du Passage, chez Pierre Passebon, vos dernières images. Comment est née votre passion pour la photographie ?
J’ai toujours été fasciné par la photographie, mais je n’ai jamais pensé que je pourrais en faire. Et un jour je me suis dit : et pourquoi pas moi ? Éric Pfrunder, qui était le directeur de l’image de Chanel, m’a dit un jour, alors que je critiquais les photos d’un dossier de presse : « Faites-les vous-même ! » Et c’est comme cela que ça a commencé. J’ai d’abord loué un appareil photo, un Hasselblad à l’époque, j’ai engagé un assistant et nous avons fait une séance pour un dossier de presse. Cela s’est bien passé parce que j’avais une vision très précise, je connaissais très bien la photo. Je savais ce que j’aimais ou non, mais il fallait que je trouve ma propre vision. Et puis Chanel m’a demandé de faire la publicité, nous avons commencé à avoir des demandes émanant de rédactions et cela a fait boule de neige. Finalement, j’ai travaillé pour presque tous les journaux importants du monde. J’ai fait pas mal de livres, mais je ne les édite jamais chez 7L, la maison d’édition que je dirige avec Mr Steidl, parce que l’on ne se publie pas à compte d’auteur.

Au départ, vous réalisiez uniquement des photographies à caractère commercial...
Je n’ai rien contre le caractère commercial, parce que cela donne de bonnes photographies quand même. Il faut qu’elles offrent une ambiance, que cela projette un climat. Beaucoup de photographies que l’on considère « d’art » aujourd’hui étaient au départ des photographies de mode. Penn, Avedon, Newton ont commencé par faire de la mode parce que cela leur a fourni le cadre, les modèles, la production qu’ils n’auraient pas pu avoir autrement.

Les photographies que vous présentez chez Pierre Passebon ont pourtant été réalisées en dehors d’un tel contexte.
Je fais beaucoup de photographies. La photo classique – je pense que les plus belles photos sont faites, mais il ne faut pas abandonner – tient en vie l’atelier de notre tireur parce que cela va disparaître à cause du numérique. J’ai pris une quantité de photographies commerciales en numérique, mais je fais beaucoup de photographies pour moi, souvent seul, surtout d’architecture, avec des Leica, des Fuji, des appareils photo même assez anciens parce que je les connais bien et que je n’ai pas du tout envie de les changer. Seul, je n’utilise pas le numérique, sauf dans un but de documentation comme on le faisait avant avec un Polaroïd. Je prends sans arrêt des photographies, mais elles sont toutes pour moi. Je les stocke chez moi et je ne les montre pas.

Quelle est l’origine de votre série sur les vases de Ciboure ?
En achetant la maison à Biarritz, je me suis intéressé à la période des grandes années 1920 dans la région. La maison a été construite en 1925, l’intérieur a été entièrement conçu par Jean-Michel Frank pour le baron de Gunzburg, et je ne voulais surtout pas lui donner un caractère folklorique. Je trouvais que la maison avait un côté Kérylos, hispanisant et Art déco. J’avais des meubles de Robsjohn-Gibbings fabriqués en Grèce en 1937 pour des Américains, inspirés des meubles grecs, réalisés dans du noyer qui a 1 000 ans. Et j’avais trouvé grâce à Pierre Passebon et à Éric Philippe toutes les pièces en fonte du pavillon suédois qui avait reçu la médaille d’or lors de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. Ces réalisations, fabriquées dans une usine de canons, font partie du mouvement de la grâce suédoise qui a duré de 1915 à 1927. Par la suite, j’ai découvert par hasard chez un antiquaire de la région des vases néo-grecs basques. J’ai commencé à les collectionner et j’en ai aujourd’hui des centaines. J’avais envie de faire un livre sur ces vases de Ciboure. Mais si je les avais photographiés seuls, cela serait vite devenu une anthologie ; je ne travaille pas pour les musées. Je me suis dit qu’il fallait un corps pour animer un peu tout cela, le corps étant le sujet principal de ces vases.

Dans l’exposition, à chaque fois que l’on change de salle, l’on change d’univers et de style. Quelles sont vos influences à l’intérieur de la photographie ?
Mes influences ne viennent pas seulement de la photographie, mais aussi de la peinture, et d’ordres esthétiques totalement différents. Il y a toujours des sources, mais, sans être prétentieux, je les ai quelque part dépassées. Mes photos ne m’évoquent plus quelque chose d’autre. Pour la pièce dans laquelle sont présentés les cadres imprimés sur les photos, je voulais au départ faire quelque chose de préraphaélite. Une fois au mur, c’est presque du Philippe de Champaigne, de la peinture religieuse XVII e. C’est assez étrange. C’est une peinture que j’adore, je suis très XVIIe siècle français. Cela ne se réfère à aucun tableau précis, même si l’atmosphère est celle de la peinture religieuse française de cette époque. Le cadre est dans la photo, alors que si j’avais mis un vrai cadre, cela serait devenu bourgeois, prétentieux, ce que je n’aime pas du tout. L’idée, c’est que le cadre fait partie de l’évocation, et opère même un glissement de Burne-Jones et Rossetti à Philippe de Champaigne et Subleyras.

Dans d’autres œuvres pointe l’influence du constructivisme...
J’adore ! La base de mon fonds de commerce, c’est le cinéma muet. Le Cabinet du docteur Caligari [Robert Wiene, 1919] est mon film favori, de même que j’aime Moholy-Nagy. La photographie d’art du début du siècle peut coexister avec Rodtchenko à ma façon dans des techniques nouvelles. Ce sont les deux choses que j’aime.

Vos photographies sont tirées sur toiles elles-mêmes montées sur châssis. Pourquoi vouloir donner un côté pictural à la photographie ?
La photographie d’art du début du siècle était très picturale, et j’aime assez cette démarche qui est à l’opposé du côté géométrique, mais je ne peux pas lutter si j’aime deux choses très opposées dans la vie.

L’exposition est accompagnée d’un ouvrage. Le livre de photographie constitue également l’une de vos passions.
Je ne peux pas vous dire le contraire. J’y recherche l’écho de ce que j’ai vu. Chaque photographie est un instant qui ne peut plus se reproduire. J’aime l’instant unique que l’on peut immobiliser, fixer ; on ne peut jamais refaire la même photo. Aujourd’hui, on a envie de livres de photo comme dans le temps  on avait envie de livres de gravures. Cela correspond à quelque chose d’aujourd’hui. C’est le contre-pied de tous les écrans. Je n’ai par exemple pas du tout envie de faire des films. Je voulais au départ devenir illustrateur, caricaturiste et portraitiste, et finalement cela rejoint la photo. Et la mode aussi, puisque les personnages doivent bien porter quelque chose. Dans les tableaux du passé, les modèles portent la mode de leur temps dans leurs portraits. Pour moi, tout cela a une certaine logique.

Le salon Paris Photo vient de fermer ses portes. Êtes-vous aussi collectionneur de photographies ?
J’avais une très belle collection, mais elle a entièrement fini en étrennes et cadeaux de Noël. Il me reste une photo de Steichen, et quelques-unes de Penn et de Newton. Aujourd’hui, les photographies me suffisent reproduites dans un livre. Je n’aime que les vintages. Le côté « printed later » (tirages ultérieurs) ne m’intéresse pas parce qu’une photo a un vrai intérêt et me procure une vraie émotion quand elle a été tirée l’année où elle a été prise, quand le papier est d’époque. Même pour mes propres photos, quand je vois le papier et le tirage d’il y a quinze ans, ce n’est plus la même chose, on ne pourrait plus les refaire comme cela. Un printed later est pour moi un document. Cela n’a pas d’intérêt, un livre de photo suffit alors. L’émotion dans une photo vient de la photo, mais aussi du papier, et des possibilités permises par la technique de l’époque. Une image de Blumenfeld avec des couleurs sur lesquelles il a passé huit jours dans un labo empli de fumées malsaines me touche. La même chose réalisée sur ordinateur ne me touche pas parce que je sais comment c’est fait.

L’exposition associe les images avec des meubles pour former une atmosphère très particulière. Quel est le mobilier qui vous intéresse aujourd’hui ?
Le mobilier ne m’intéresse que dans la mesure où j’ai besoin de tables, de lits, de canapés confortables et de fauteuils. Je n’aime que les livres. Dans mes maisons, c’est très simple, vous avez des étagères de livres partout, et des lits. Je ne collectionne plus rien, je ne veux plus rien posséder, mais la table, je préfère quand même qu’elle soit de Szekely… C’est facile pour moi de renoncer aux styles du passé parce que j’ai plus ou moins essayé toutes les époques, et que je n’ai plus un besoin réel de meubles.

Vous décrivez un intérieur proche de l’ambiance japonaise...
Oui, de l’idée qu’on s’en fait, mais c’est plus confortable. Au Japon, on vous retire le lit, on s’assoit par terre, on cogne la table avec le genou, ce n’est pas très agréable. Mais esthétiquement, j’aime beaucoup. L’influence du Japon est déjà immense au XIXe siècle, la Sécession de Vienne est un mélange de japonais et de Bidermeier ; chez Mackintosh, il y a des traces japonaises, et dans le Bauhaus, il y a des sources. Mais l’influence est très forte parce qu’ils ont simplifié quand chez nous cela se compliquait.

Vous avez aussi fait appel à Tadao Ando pour édifier une maison.
Oui, mais il y a eu des problèmes. On nous a refusé le permis de construire près de Paris, deux fois à deux endroits différents. J’ai même eu une campagne dans un journal local décrivant le projet comme une station d’épuration des eaux. Quand on ne construit pas un chalet qui évoque la région, vous savez, en France… J’ai lutté des années et j’ai abandonné parce qu’à Biarritz cela n’allait pas très bien. Mais j’ai eu la chance de présenter Tadao Ando à M. Pinault et c’est lui qui fait sa Fondation sur l’île Seguin. Je l’ai aussi présenté à Tom Ford pour qui il va construire une maison à Santa Fe.

Une exposition vous a-t-elle marqué récemment ?
J’ai trouvé sublime « Miró » au Centre Pompidou, parce que j’ai y découvert des choses que l’on n’avait jamais vues et dont on ne se rendait pas compte à quel point c’était important. Sinon, je vois beaucoup d’expositions à travers les catalogues. J’ai par exemple beaucoup aimé les ouvrages édités par Steidl sur Ed Ruscha, dont je suis un fan. Il a aussi édité les Crying Men de Sam Taylor-Wood. Je n’aime pas les gens qui copient Sam Taylor-Wood, Cindy Sherman ou Nan Goldin, cela ne leur permet pas pour autant de se croire de grands artistes. Mais ce que font ces trois femmes, c’est assurément fort intéressant et très personnel !

(1) « L’illusion de l’idéal ; Fugitif », 20-22, galerie Véro-Dodat, 75001 Paris, tél. 01 42 36 01 13. Jusqu’au 23 décembre.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°203 du 19 novembre 2004, avec le titre suivant : Karl Lagerfeld, styliste et photographe

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