Art contemporain

Jeff Koons, faiseur d’icônes

Par Henri-François Debailleux · L'ŒIL

Le 17 novembre 2014 - 1938 mots

PARIS

L’héritier revendiqué d’Andy Warhol et de Marcel Duchamp ne manque pas d’air, comme le montre sa rétrospective à Beaubourg. C’est là sa force. Peut-être aussi sa limite…

Premier communiant, gendre idéal, pornographe, publicitaire, ex-mari d’Ilona Staller – dite la Cicciolina, actrice porno qui fut candidate à la députation italienne –, papa de leur fils Ludwig, pape d’un néo-pop, roi du kitsch, dieu de la communication et du marketing, chevalier de la Légion d’honneur, imposteur, provocateur, scandaleux, trader, homme d’affaires, superstar, génie, artiste quand même et même le plus grand actuel, en tout cas plusieurs fois recordman mondial en vente aux enchères pour un artiste vivant, poli, policé, politiquement correct, stratège, représentant pour une marque de dentifrice pour dents blanches, vendeur hors pair, diva, chef d’entreprise, érudit, collectionneur d’art… Rarement, un artiste aura capitalisé autant de qualificatifs et de clichés à la fois. Mais, c’est bien connu, on ne prête qu’aux riches. Et Jeff Koons l’est. Aussi bien sur un plan économique, que du point de vue artistique et culturel.

Il faut préciser qu’il est né dans un contexte plutôt favorable, en 1955, à York en Pennsylvanie. Son père avait un magasin de décoration dans lequel Koons va prendre goût très tôt aux couleurs et aux matières qui le passionnent encore aujourd’hui. « Ma sœur de trois ans mon aînée était meilleure en maths et en langues, mais j’étais plus doué en art. Mes parents m’ont donc poussé et valorisé dans ce domaine. J’étais encore enfant, et cela m’a donné une grande force et une confiance en moi. » Confiance qu’il n’a jamais perdue.

Courtier pour financer ses œuvres
Dès 1972, il part ainsi étudier l’art et le design à Baltimore, puis s’inscrit à l’Art Institute de Chicago en 1975 avant de s’installer à New York en 1977. Il crée là ses premières œuvres, des lapins et des fleurs gonflables (déjà !) et, dès 1979, passe à sa série des aspirateurs qui seront montrés pour la première fois dans la vitrine – histoire de faire le ménage avec celle de son père qui y montrait les dessins de son fils – du New Museum of Contemporary Art. C’est d’ailleurs pour pouvoir réaliser ces œuvres onéreuses à fabriquer qu’il devient courtier à Wall Street. Une formation d’un autre type qui lui servira par la suite pour devenir le premier artiste à faire en sorte que la valeur marchande et économique soit à ce point une partie intégrante de son œuvre.

Riche, Koons l’a également toujours été sur le plan de la visibilité. Notamment en France : sa rétrospective au Centre Pompidou en est la preuve, véritable couronnement pour celui qui dans ce registre a déjà connu les ors et les honneurs du château de Versailles. Il fut en effet le premier artiste contemporain invité à investir, en 2001, la demeure du roi. Cela fait d’ailleurs presque vingt ans que Jeff Koons expose régulièrement dans l’Hexagone. L’une de ses premières expositions personnelles était à la rentrée 1997 chez Emmanuelle et Jérôme de Noirmont, avenue Matignon. Ils lui en consacreront une autre en 2010 et le présenteront régulièrement en France jusqu’à la fermeture de leur galerie, en mars 2013. Koons travaille avec plusieurs galeries, mais il travaille aujourd’hui notamment avec Gagosian qui le représente ainsi dans le monde entier. En 2000, les Noirmont produisent une œuvre énorme présentée dans le cloître du palais des Papes à Avignon, dans le cadre de la manifestation « La Beauté » dont le commissaire était Jean de Loisy. Ce-dernier, devenu président du Palais de Tokyo, rappelle qu’il lui avait « proposé de créer une “menace” à l’intérieur du Palais. Mais il m’a répondu que son travail était tout le contraire d’une menace et que ce qui l’intéressait était de trouver des signes avec lesquels chacun puisse faire un lien. » Surprise, il créera certes un objet aussi familier qu’un jouet d’enfant, mais à très grande échelle. Intitulée Split-Rocker, l’œuvre fait 12 mètres de hauteur et est recouverte d’environ cinquante mille fleurs, pour un poids total de 250 tonnes. Plus grande sculpture créée par Jeff Koons à ce jour, et première réalisation monumentale en France, elle évoque alors une double tête d’animal, inspirée d’un jouet à bascule, avec d’un côté Dino, la tête d’un dinosaure, et, de l’autre, Pony, la tête d’un poney. L’œuvre n’est pas passée inaperçue, notamment auprès de François Pinault qui s’en est porté acquéreur. C’est le début de l’histoire du collectionneur français avec l’artiste. La somme de 12 millions de francs, à l’époque, fut évoquée, mais les galeristes n’ont en réalité jamais communiqué le prix exact. L’homme d’affaires voulait en faire l’une des figures de gondole de sa future fondation initialement pensée pour l’île Seguin à Boulogne-Billancourt. Quand il optera finalement pour Venise, il étudiera différentes solutions pour l’installer, notamment sur une barge, mais renoncera devant les difficultés techniques. En revanche, il ne renoncera pas à la vendre, en faisant faire au gros joujou une belle culbute : la sculpture trône ainsi aujourd’hui devant l’entrée d’un musée privé, le Glenstone Museum dans la ville de Potomac (dans le Maryland aux États-Unis), qui l’a acquise en 2012. Le second et dernier exemplaire, l’épreuve dite d’artiste, a été vu quant à lui à Versailles en 2008, à la Fondation Beyeler de Bâle en 2012, et vient d’être présenté au Rockefeller Center de New York en parallèle à la rétrospective de l’artiste au Whitney Museum.

La sophistication au service de l’enfance
Parmi les sculptures monumentales qui ont ainsi contribué à la renommée mondiale de l’artiste, il y a eu, avant même le Split-Rocker, le fameux Puppy avec sa tête de gros toutou, première sculpture monumentale au monde en fleurs vivantes, mais un peu moins haute (11 mètres). Après avoir été exposé une première fois en 1992 au château d’Arolsen à l’occasion de la Documenta de Kassel, Puppy coule depuis 1997 des jours tranquilles sur le parvis du Musée Guggenheim de Bilbao. Quant à l’épreuve d’artiste, elle appartient et est présentée à la Brant Foundation à Greenwich (dans le Connecticut). Voilà pour le monumental, qu’on pourrait compléter à plus petite échelle – 4 mètres de hauteur « seulement » – par cette suite de Balloon Swan, Balloon Rabbit, Balloon Monkey. Des tortues, des homards, des chiens en pagaille, des chats, des cochons, des pingouins, un ours brun, une panthère rose, faut-il voir en Jeff Koons, au travers de toute cette ménagerie, un artiste animalier ? Que nenni ! C’est là encore l’un des clichés auxquels il faut tordre le cou. S’il reconnaît avoir « toujours aimé les tableaux de Chardin dans lesquels il peint un singe pour représenter l’artiste » et si « l’animal est de fait une métaphore formidable », ce ne sont pas les bêtes qui l’intéressent mais avant tout le monde de l’enfance… qui se nourrit de la figure animalière. Sa référence régulière aux bouées-canards et aux gonflables en général, ballons, cœur, vient de là. « L’enfance est ce moment où l’on n’a pas de doute, où il y a juste à accepter le monde autour de soi, à vivre simplement les choses comme elles sont. Voilà pourquoi j’intègre des images de ce monde de la jeunesse dans mes œuvres, parce que l’art est cette quête permanente de l’effacement de l’anxiété », indique Jeff Koons.

Car la volonté de Koons, bien loin de l’élitisme dont on a souvent voulu l’habiller, a toujours été de s’adresser au plus grand nombre. D’où le recours permanent à une imagerie populaire, à des figures iconiques, à des formes archétypales, aux objets du quotidien. La présentation sous vitrines avec néons des aspirateurs New Hoover dès le début des années 1980 ou, quasiment dans le même panier, de ses ballons de basket s’inscrivent complètement dans les fréquentations familières des devantures de magasins d’objets de consommation ou de sports de rue. « Koons crée des icônes de son époque avec une ironie tendre que l’on pourrait croire acide et qui, en fait, produit une forte empathie avec ses contemporains », précise Jean de Loisy. Son Michael Jackson and Bubbles, statue du chanteur et de son chimpanzé de compagnie, créé en 1988 dans la bien nommée série Banalité, s’inscrit dans cette galerie de figures hypermédiatiques. Réalisée en porcelaine et feuilles d’or, l’œuvre est pour le moins clinquante.

Un sommet du kitsch, pense-t-on. Oups !, l’artiste a, lui, toujours dit s’être inspiré de la Pietà de Michel-Ange. Et s’est aussi défendu de tout intérêt pour le kitsch. Même si son Michael Jackson et son exposition à Versailles évoquent le contraire. Car, chez Louis XIV, Jeff Koons était vraiment chez lui, une exposition domestique en quelque sorte : il avait placé ses aspirateurs – en toute logique – dans l’antichambre, son autoportrait, Sel Portrait, dans le salon (d’Apollon), son grand vase de fleurs dans la chambre (de la reine) et son Split-Rocker dans le jardin. Un ton sur ton parfait. Malgré ces exemples, on a envie de croire Koons pour au moins deux raisons : d’une part, « quand il utilise ces signes qui existent, il les réinvente par de profondes transformations d’échelle et de situation qui sont tout le contraire d’une répétition vulgaire », souligne Loisy. D’autre part, ses œuvres n’ont strictement rien à voir avec le côté souvent mal fait, démodé, bon marché des produits industriels liés à l’esthétique du kitsch. À l’opposé de cela, il utilise les technologies les plus sophistiquées pour arriver à une perfection technique époustouflante dont il a même précisément fait l’un des concepts et l’un des éléments constitutifs de son travail. Koons a fait du reflet son esthétique et de la surface la plus lisse possible une matière réfléchissante et hypnotique, un miroir, dans lequel le spectateur se voit, se mire et en conséquence est intégré dans l’œuvre.

Quelle descendance pour l’art de Jeff Koons ?
Bien plus que kitsch, Koons est surtout pop, s’inscrivant parfaitement dans la descendance d’un Warhol et d’un Duchamp. Du premier, qui, déjà, se revendiquait de son aîné, il a perpétué la communication et l’utilisation d’objets, d’images populaires, troquant Marilyn contre Mickael. Du second, il donne une suite au ready-made, en modifiant le concept : en effet, si Duchamp prend un objet de consommation courante pour le mettre tel quel au musée, Koons, lui, recadre et contextualise son ready-made. Il a ainsi réussi à faire flotter ses ballons de basket et à trouver de l’érotisme dans ses aspirateurs. Koons ne manque donc pas d’air ! Cela a d’ailleurs toujours été sa force et peut-être aujourd’hui sa limite. Car, s’il est clair que Koons n’est pas resté trente-cinq ans au sommet en reposant sur du vide et du rien, on peut se questionner sur l’avenir de sa création et se demander si celle-ci ne va pas rentrer dans une impasse, aussi bien pour lui-même – comment continuer à régénérer et à ouvrir à nouveau son œuvre – que pour la postérité. Car, si pour ce père de huit enfants, trois fois grand-père, la filiation semble bien dessinée, la descendance artistique, elle, ne semble pas encore aussi bien assurée.

« Jeff Koons, la rétrospective »
Du 26 novembre au 27 avril 2015. Musée national d’art moderne-Centre Pompidou. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 11 h à 21 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs : 13 et 10 €.
Commissaire : Bernard Blistène. www.centrepompidou.fr

Jeff Koons, entretiens avec Norman Rosenthal, éditions Flammarion, 28 €. Cet ouvrage abondamment illustré retrace le parcours de l’artiste, son approche de l’art, ses techniques ou ses influences majeures, à travers une compilation d’entretiens récents.

Jeff Koons, tout est beau, documentaire de Grit Lederer, 52 min, 2014. Diffusion dimanche 7 décembre à 17 h 30 sur Arte.

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Légende Photo :
Vue de la rétrospective Jeff Koons au Centre Pompidou - 24 novembre 2014 - © photo Ludosane pour LeJournaldesArts.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Jeff Koons, faiseur d’icônes

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