Art contemporain

Koons, Murakami, Hirst, Eliasson… Les champions des ateliers XXL

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 17 novembre 2014 - 2141 mots

MONDE

En véritables chefs d’entreprise, certains artistes sont à la tête de gigantesques ateliers qui emploient plusieurs dizaines d’assistants. Mais peut-on dans ce cas parler encore d’artistes ? Et si l’atelier était finalement l’un des principaux enjeux de l’art actuel ?

« De tous les cadres, enveloppes et limites – généralement non perçus et certainement jamais questionnés – qui enferment et « font » l’œuvre d’art (l’encadrement, la marquise, le socle, le château, l’église, la galerie, le musée, le pouvoir, l’histoire de l’art, l’économie de marché, etc.), il en est un dont on ne parle jamais, que l’on questionne encore moins et qui pourtant, parmi tous ceux qui encerclent et conditionnent l’art, est le tout premier, je veux dire : l’atelier de l’artiste. » Signées Daniel Buren, ces lignes extraites d’un texte intitulé « Fonction de l’atelier », rédigé en 1971, peuvent surprendre de la part d’un artiste dont la démarche relève pour l’essentiel du mode de l’intervention in situ. Elles sont surtout intéressantes par rapport à la conclusion à laquelle parvient l’artiste quand il affirme : « Toute remise en question du système de l’art passera donc inéluctablement par une remise en question de l’atelier comme un lieu unique où le travail se fait, tout comme du musée comme lieu unique où le travail se voit… » Au regard du développement du concept de l’atelier tel qu’il s’est développé depuis une vingtaine d’années, la parole de Buren ne manque ni d’à-propos ni de pertinence. Exprimée voilà plus de quarante ans, elle anticipe les changements fondamentaux qu’a connus l’économie de l’art contemporain, entendu au sens systémique du mot.

Murakami, « bizarre mais charmant »
À considérer les relations d’image qui existent entre un espace et celui qui l’occupe, force est de constater que les artistes qui sont aujourd’hui à l’avant-scène de l’actualité et du marché – tel Jeff Koons, invité ce mois-ci du Centre Pompidou – se sont donné les moyens de produire leur œuvre à une échelle quasi industrielle. On pourra toujours gloser à ce propos sur l’influence exercée par Warhol prophétisant que « l’art à l’échelon industriel est l’étape qui suit l’art avec un grand A » et estimer que les Koons, Hirst, Murakami et consorts n’ont finalement fait que ce que le pape du pop art ambitionnait, à savoir « finir avec une entreprise d’art ». Car c’est bien d’entreprise qu’il faut parler dès lors que l’on découvre leurs gigantesques ateliers.

Installés d’une part dans le quartier de Roppongi, à Tokyo, de l’autre en périphérie de la ville, ceux du Japonais Takashi Murakami en sont une illustration à l’excès. On n’y entre pas sans s’être déchaussé au préalable et sans être accompagné par une persona grata qui y travaille et dont les empreintes digitales permettent l’ouverture automatique des portes. Si le maître des lieux est là, il y a beaucoup de chance qu’on le surprenne debout, droit comme un I, les bras le long du corps, vêtu d’une ample chemise blanche, en train de surveiller que tout s’y déroule comme il faut. S’anime autour de lui toute une population d’assistants qui œuvrent pour son compte en suivant scrupuleusement les consignes édictées. Combien sont-ils ? Dix, vingt, trente, voire plus cela dépend du… carnet de commandes.

Un silence glacial règne, simplement perturbé de temps en temps par Murakami lui-même qui, de quelques gestes, conseille l’un ou l’autre pour la bonne exécution de sa tâche. L’impression qui se dégage est de se trouver hors de toute considération d’espace et de temps, comme si l’artiste – qui vit sur place – cherchait à fuir la réalité et n’avait d’autre plaisir que d’y travailler. Ce qui est le cas. Plus qu’une entreprise, c’est une multinationale que Murakami s’est constituée avec le temps si l’on ajoute aux locaux tokyoïtes ceux de Long Island aux États-Unis. Une centaine d’employés au total et un business de produits dérivés qui a littéralement envahi la planète. Quand on sait que c’est l’ancien patron de Vuitton Japon qui dirige sa société, dénommée Kaikai Kiki – « bizarre mais charmant, délicat mais audacieux » –, tout est dit.

Koons, un merchandising très protocolaire
L’atelier new-yorkais de Jeff Koons n’est pas moins surprenant. Situé à Chelsea, sur Broadway, l’artiste y est assisté de plus de quatre-vingts personnes qui y travaillent selon un horaire réglé au quart de poil de 8 à 17 heures, avec pause pour déjeuner et partie de cartes. S’il contrôle tout au fur et à mesure de la fabrication de l’œuvre, Koons reconnaît n’être qu’« un homme d’idée », ne pas s’impliquer « physiquement dans la production » parce qu’il n’a pas « l’habileté nécessaire » à la fabrication de son travail et qu’il préfère en conséquence s’adresser « aux meilleurs ». Éloge du savoir-faire, de l’artisan et des métiers d’art, en quelque sorte. On pense alors à ces grands maîtres de la Renaissance qui employaient eux aussi de très nombreux assistants. À cela près toutefois qu’ils mettaient volontiers la main à la pâte, notamment pour parachever le travail. Koons, pour sa part, reste à distance et se contente de veiller que ses consignes soient suivies à la lettre.

Où l’Américain rejoint les modes de fonctionnement de l’entreprise, c’est qu’il s’est proprement approprié les mécanismes de la production industrielle. Tout y est organisé selon un « merchandising » très protocolaire : toute commande passe par la consultation d’un catalogue parmi les œuvres existantes disponibles, chacune d’elles existant en différents coloris. Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, Jeff Koons produit peu – dix sculptures, dix peintures à l’année, sans plus –, aussi la liste d’attente est-elle longue. En chef d’entreprise averti soucieux de son image, il n’en est pas une qu’il ne contrôle, défendant bec et ongles son droit de regard sur toutes celles qui sont publiées.

Hirst, « du coté des Ferrari »
Enfant terrible de la génération des YBA, les Young British Artists dont il est le chef de file, Damien Hirst assume avec superbe le fait d’être un businessman : « Mon atelier est une usine, déclare-t-il à qui veut l’entendre. J’ai des assistants, des spécialistes qui travaillent pour moi. On peut appeler cela une usine. Mais il y a usine et usine, celle où on fabrique de la pâtée pour chien et celle où on monte des Ferrari. Moi, je suis du côté des Ferrari » [Le Monde, du 4 avril 2013]. C’est dit. Voilà longtemps que Hirst a fait sienne la fameuse parole de Warhol : « Good business is the best art. » L’auteur de ces fameux animaux coupés en deux et trempés dans le formol qui ont fait scandale lors de l’exposition « Sensation » en 1996 multiplie les ateliers. Celui de Leyton, situé à l’est de la capitale, a surtout été dévolu à la production des spot paintings, ces tableaux faits d’une multitude de points de couleur aux allures de toiles vues au microscope ; aujourd’hui, il en a arrêté la production après en avoir fait quelque 1 365, rien de moins ! Celui de Vauxhall, au sud, est consacré à la fabrication de ces petites pilules en résine ou en métal, semblables à celles que les médecins nous prescrivent et que l’artiste aligne sur les étagères de véritables armoires à pharmacie.

Installé depuis quelque temps à Chalford, dans le Devon, Hirst a développé avec l’architecte Mike Rundell un nouveau projet qui en dit long de ses ambitions créatrices : celui de construire une ville de 750 maisons dans le voisinage de la cité balnéaire d’Ilfracombe, comprenant une école, des terrains de jeu, des boutiques, des bureaux et un centre médical en plus de 75 maisons à prix abordables. Si le conseil municipal en a accepté le principe, la polémique enfle en revanche du côté des habitants qui sont très méfiants à cause de l’image de Damien Hirst. Il a beau défendre l’idée d’un habitat de développement durable, la réputation qui le précède risque de l’empêcher de s’inventer promoteur immobilier !

Eliasson, un studio tour de Babel
S’il n’est pas aussi médiatisé que les précédents, l’exemple du Danois Olafur Eliasson n’en est pas moins emblématique du développement de l’activité de certains artistes contemporains, versant laboratoire de recherche spatiale. Tout d’abord seul à travailler dans son atelier berlinois, il se retrouve une quinzaine d’années plus tard à la tête d’un studio d’une trentaine d’individus qui l’assistent dans la mise en forme de son travail. Entre recherche et expérimentation, l’œuvre qu’il développe mêle science, environnement et technologies les plus pointues, aussi s’entoure-t-il de toute une équipe d’architectes, d’historiens de l’art et d’experts ès matériaux et lumières. La reconstitution qu’il a réalisée d’une aurore boréale dans le Turbine Hall de la Tate Modern en est une magistrale illustration.

Installé tout d’abord dans les locaux d’un entrepôt désaffecté à proximité du Hamburger Bahnhof, le musée d’art contemporain situé à l’ouest de Berlin, le Studio Eliasson occupe aujourd’hui les espaces encore plus volumineux d’une ancienne brasserie en plein centre de la capitale. Sans doute l’un des ateliers les plus imposants qui soient et qui compte maintenant une soixantaine de jeunes trentenaires venus des horizons les plus divers. Il y règne une atmosphère décontractée, entre bio et bobo ; autonomie et autodiscipline y sont de mise et le brainstorming y est pratiqué comme un exercice de groupe. D’aucuns parlent du Studio Olafur Eliasson comme d’une tour de Babel dont le QG est la cuisine. Rien d’étonnant que la liste des candidats intéressés à l’intégrer soit longue ! « Un artiste est impliqué dans la vie, dans la réalité du monde, dans l’idée de progrès, revendique l’artiste. Mon studio est construit sur cet engagement. » L’ouvrage très documenté qu’il a publié des multiples projets menés en fait le constat.

Le monde de l’art n’est plus ce qu’il était. Il n’est plus confiné en marge de la société ; il l’a intégrée, il en est devenu l’une des composantes les plus dynamiques. S’il n’est pas sûr qu’il ait encore réalisé le vieux rêve de « changer la vie », du moins il a changé, lui, et la fonction de l’atelier s’est transformée. Entre création, fabrication, diffusion et communication, vérification est faite, une nouvelle fois que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. »

Laurent Grasso, artiste
Chaque projet requiert des collaborateurs différents
Comment organisez-vous votre travail eu égard à la question de l’atelier ?
Mon travail étant très protéiforme, chaque projet requiert des collaborateurs différents. Aussi, à l’atelier, je n’ai jamais cherché à mettre en place de petite fabrique. Je travaille en permanence avec seulement trois personnes.
Votre atelier reste à échelle humaine. Ne manquez-vous pas d’espace ? Ma démarche consiste avant tout à mener une pensée, non que j’oppose l’artiste conceptuel à celui qui fait main mais cela n’empêche nullement que chaque objet réalisé est soigneusement contrôlé. L’idée d’habiter mon travail n’est pas d’actualité.
L’architecture y est cependant omniprésente… J’ai souvent modifié les espaces dans lesquels on m’invitait à exposer et j’ai ainsi créé des espaces autonomes. Mon travail est fondé sur la porosité entre les espaces.

Xavier Veilhan, artiste
L’atelier est le lieu de préfiguration des expos
Vous avez voulu faire de votre atelier un outil à la mesure de vos attentes. Qu’entendez-vous par là ?
J’avais envie d’avoir des volumes plus grands pour pouvoir mieux voir les objets que je fabriquais, les regarder comme en situation de monstration. L’atelier est aussi le lieu de préfiguration des expositions.
L’idée de « dynamique de groupe » constitue l’un des vecteurs fondamentaux de votre démarche. Qu’en attendez-vous ? La façon que j’ai de travailler avec toutes sortes de gens est très importante car ce sont les premières personnes qui perçoivent mon travail. Leurs réactions, leurs réflexions nourrissent celui-ci.
De la maquette d’une œuvre à son accomplissement, c’est toute une aventure… Il y a parfois même des étapes qui sont plus intéressantes que l’œuvre achevée mais, en fait, sa vie ne s’arrête jamais. Toute œuvre continue sans cesse sa trajectoire.

De la graine d’Ai Weiwei
Figure rebelle de la scène artistique chinoise, Ai Weiwei fait appel à de très nombreux assistants dont le nombre dépasse souvent ceux de ses propres ateliers. Ainsi pour son installation Sunflower Seeds en 2010 dans le Turbine Hall de la Tate Modern. Jouant tant de la métaphore de l’ordre intimé aux Chinois de se tourner vers Mao comme les fleurs de tournesol vers le soleil que de la situation de crise de l’industrie chinoise de la porcelaine, Ai Weiwei a souhaité recouvrir de graines de cette fleur les 1 000 m2 de l’institution londonienne. À cette fin, il en a fait fabriquer plusieurs millions par quelque 1 600 artisans de la ville de Jingdezhen qui les ont peintes à la main, une à une. Destinées à être piétinées par les visiteurs, celles-ci dégagèrent très vite une poussière nocive qui obligea de mettre fin à l’exposition.

Philippe Piguet

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Koons, Murakami, Hirst, Eliasson… Les champions des ateliers XXL

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