Centre d'art

Jean Blaise, un esprit unique dans un Lieu Unique

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 26 juillet 2007 - 2031 mots

NANTES

« Allumé », adepte des « Nuits blanches »… Ne voyez pas ici le signe d’une débauche, mais bien la marque des grands rendez-vous dont il est l’initiateur, à Nantes et à Paris. Vivement « Estuaire 2007 »…

Réalisateur de la première « Nuit blanche », un parcours artistique nocturne dévolu à l’art contemporain dans Paris, Jean Blaise aime organiser des événements culturels dans des espaces insolites. Au Lieu
Unique, l’ancienne usine de petits-beurre LU, qu’il dirige à Nantes, il accueille spectacles vivants et arts visuels. Il a concocté cet été « Estuaire 2007 », un parcours de Nantes à Saint-Nazaire jalonné d’installations d’artistes.

Vous animez avec succès depuis 2000 un lieu de vie et de culture atypique, le Lieu Unique à Nantes. Comment avez-vous été conduit à investir cette ancienne usine LU ?
Jean Blaise : Je suis arrivé en 1982 à Nantes pour créer une des dernières maisons de la culture inspirées d’André Malraux. Évincé un an plus tard pour cause d’alternance politique, je me suis lancé dans l’organisation de festivals dans des lieux insolites et dans l’action culturelle itinérante.
Lorsque Jean-Marc Ayrault est devenu maire de Nantes en 1989, il souhaitait réveiller une ville qui s’étiolait, avec la fin des chantiers navals et la fermeture de l’emblématique usine LU. J’ai imaginé dès 1990 « Les Allumées », six nuits dévolues à la culture contemporaine d’une métropole étrangère. Une manifestation devenue symptomatique de la mutation nantaise, avec des artistes investissant toutes sortes d’endroits : usine désaffectée, quartier en devenir comme l’Île de Nantes, bars, hôtels, salons privés, salles de spectacles… Un public énorme est venu redécouvrir une trentaine de lieux qui balisaient ces nuits blanches.
On a joué l’international et l’insolite. Cela a permis d’attirer les médias nationaux, de changer l’image. La troupe de théâtre de rue Royal de Luxe est arrivée avec ses voyages extraordinaires dans l’imaginaire, le chorégraphe Claude Brumachon… René Martin a créé en 1995 La Folle Journée, une multiplicité de concerts classiques mais avec la dynamique d’un festival rock ! En 2000 nous avons ouvert un endroit pluridisciplinaire pérenne, le Lieu Unique.

Quel est l’enjeu du Lieu Unique ?
Il s’agissait de construire un lieu d’art atypique en même temps qu’un lieu de vie fort, partie intégrante de l’histoire de la ville, ouvert jusqu’à deux heures du matin pour attirer des publics variés. On accueille sur 8 000 m2 toutes les disciplines artistiques, mais aussi un bar, un restaurant, une librairie, une crèche et même un hammam qui ajoute à la curiosité de l’endroit et donne ce sentiment d’exotisme, d’une autre culture approchée. On a voulu un espace excitant, un vaste hall conçu comme un sas d’imprégnation avant la découverte d’expositions gratuites, pour que des gens très différents prennent plaisir à fréquenter ce Lieu Unique.
Nous voulons être des médiateurs entre le public et des œuvres parfois populaires, parfois complexes, voire expérimentales, que ce soit en théâtre, danse, musique, arts plastiques, littérature, architecture, design… Il faut faire appel à la pédagogie, mais aussi au plaisir pour faciliter l’accès à la culture. Le Lieu Unique est une des premières friches culturelles, avant la Condition Publique à Roubaix, ou le Palais de Tokyo à Paris.

Ce pari a-t-il été tenu ?
En 2006, nous avons accueilli 490 000 visiteurs, sans grand festival, juste avec une série de petits événements accessibles à tous. Exemple : lors de l’ouverture du Lieu, nous avons lancé en décembre 1999 le Grenier du Siècle, la population a fait don d’une collection d’objets hétéroclites « mis en conserve » dans des boîtes de métal et enfermés dans une double paroi jusqu’au 1er janvier 2100 ; 11 855 Nantais ont conçu cette œuvre d’art gigantesque composée de témoignages de nos vies minuscules : une photo, une poupée, une lettre d’amour, un poste de TSF, un téléphone portable… Parallèlement, une fresque visuelle a été créée par le vidéaste Pierrick Sorin, la chorégraphe Blanca Li a choisi d’évoluer dans les airs sur des mobiles inspirés de Calder, le Salon de musique et les ateliers ont présenté des œuvres visuelles et sonores, et au sous-sol Claude Lévêque a proposé un Sentier lumineux. Le Lieu Unique se veut une plate-forme des arts contemporains, de la création vivante. Il accueille de jeunes artistes post-diplômés de l’école régionale des Beaux-Arts de Nantes ; cela a été le cas de Fabrice Hyber ou Philippe Cognée.
Notre vocation est aussi la création in situ, les chantiers d’artistes en résidence : une centaine ont déjà pu profiter de l’endroit comme d’un champ d’expérimentation. Des rendez-vous baptisés « Hors pistes » mettent également en relation des scientifiques et des artistes…

Comment est arrivée l’aventure de la Nuit blanche à Paris ?
L’adjoint à la culture de Bertrand Delanoë, Christophe Girard, m’a sollicité pour imaginer un parcours artistique nocturne dévolu à l’art contemporain dans la capitale, un événement convivial inspiré de l’expérience des Allumés. La première édition en 2002 a séduit 500 000 personnes dans une vingtaine de sites, de l’Hôtel de Ville transformé en dancing de paquebot à une ancienne usine d’air comprimé confiée à un plasticien.
En 2005, j’ai récidivé avec « des déambulations dans un film en trois dimensions », des arcs de néon de François Morellet sur les quais de Seine au Champ mécanique de Vincent Leroy dans les jardins de l’hôpital de la Salpêtrière en passant par le Dernier Train pour les limbes de Thierry Poiraud sur les rails désaffectés de la Petite Ceinture. À présent, la Nuit blanche séduit un million et demi de Parisiens, s’exporte en Europe.

En quoi consiste votre prochaine grande manifestation « Estuaire 2007 », de juin à septembre ?
Une trentaine d’installations d’artistes, de grande dimension, créées in situ, visibles du fleuve ou de ses rives, viennent s’immiscer entre des bâtiments industriels et des réserves naturelles fragiles, sur une soixantaine de kilomètres. L’estuaire de la Loire constitue le lien symbolique entre Nantes et Saint-Nazaire qui partagent toutes deux l’histoire d’un port et de ses chantiers navals.
Avec « Estuaire 2007 », puis 2009 et 2011, nous avons l’ambition, au-delà du lancement d’une manifestation culturelle originale, de donner corps à la métropole Nantes-Saint-Nazaire. Ce territoire est déjà une réalité économique, mais ses habitants ne se sont pas encore approprié ces rives de la Loire. L’estuaire était un vide, il devient un endroit de promenade. Et le côté événementiel permet de faire vivre ces actions artistiques qui autrement demeureraient confidentielles.

Comment avez-vous choisi les artistes pour « Estuaire 2007 » ?
Ils ont été sélectionnés en fonction de leur capacité à jouer avec l’espace public et la taille de l’estuaire. Leurs œuvres sont très différentes les unes des autres : fontaines, architectures évolutives, sculptures, installations monumentales…, parfois conceptuelles, parfois poétiques, étonnantes, ludiques, offrant chaque fois un autre regard sur le paysage dans lequel elles s’inscrivent.
Français ou étrangers, ces artistes ont tous déjà travaillé dans le monde entier : Daniel Buren, Fabrice Hyber, Erwin Wurm, Ange Leccia… Des plasticiens ont également concocté une étonnante croisière audio-vidéo sur l’estuaire à bord d’un bateau qui reflétera le paysage traversé grâce à un effet miroir.

Ces artistes invités ont-ils eu carte blanche  pour cette manifestation ?
Nous avons pensé à des correspondances possibles entre des sites et des artistes. Cela ne s’est pas toujours concrétisé ! Ainsi j’ai proposé à Daniel Buren d’imaginer une œuvre s’insérant dans une usine d’engrais, en pleine campagne, avec une cheminée très haute, une belle silhouette de bâtiment recouvert de poudre d’engrais, on aurait dit un décor de cinéma. J’ai pensé que Buren pouvait traiter un paysage aussi fort, nous nous y sommes rendus en bateau. Le site ne l’a finalement pas fasciné, il a voulu cacher l’usine avec une sorte de paravent, miser sur un effet cinétique avec une espèce de girouette tournant avec le vent, créer des lignes de couleurs.
C’est finalement à la pointe de l’Île de Nantes que Daniel Buren a eu envie de rythmer le quai d’où partira la croisière : dix-huit anneaux de quatre mètres de diamètre, colorés, éclairés la nuit, offrent des points de vue multiples sur l’estuaire.
De même nous avons imaginé que le pont de Saint-Nazaire pouvait intéresser Felice Varini. Cet artiste, qui aime déployer sa peinture sur les éléments architecturaux, a jugé que le pont étant déjà un objet tellement puissant, le point de vue intéressant ne pouvait venir que de l’eau. Finalement, en montant sur la terrasse de la base sous-marine de Saint-Nazaire d’où l’on voit l’Océan, le port, les Chantiers de l’Atlantique, il a souhaité créer une ligne prolongeant l’horizon, avec une suite de triangles le long de cette ligne qui scande le paysage sur cent quatre-vingts degrés.

Vous citez des artistes confirmés. Y a-t-il aussi des talents naissants ?
Bien sûr il y a des jeunes comme Florentijn Hofman, un Hollandais qui a conçu une œuvre mobile, géante, à partir de ce fameux canard de bain jaune bien ancré dans l’imaginaire populaire.
On peut citer aussi Tatzu Nishi qui exposera pour la première fois en France, le collectif d’artistes nantais La Valise, qui s’est chargé de la croisière fluviale « Estuaire », Concept Plastique qui crée une fontaine à Indre…

Pourquoi avoir sollicité les grandes institutions culturelles des deux villes dans cette aventure ?
Pour que les promeneurs redécouvrent leur cité, parfois sous un autre jour. Ainsi au Château des ducs de Bretagne, à Nantes, le vidéaste Pierrick Sorin livre un portrait burlesque de sa ville sur un écran panoramique.
Au musée des Beaux-Arts, l’Anglais Anish Kapoor a composé un gigantesque bloc mobile de cire rouge, lourd wagon sur rails qui va s’écraser contre le mur du fond, allégorie de l’Histoire. Dans le Hangar à bananes sur l’Île de Nantes, le Frac propose sur 1 700 m2 un déploiement exceptionnel de sa
collection sous le titre Rouge Baiser, clin d’œil à la pièce de Fabrice Hyber Un mètre carré de rouge à lèvres.

Les œuvres sont-elles en majorité pérennes ou éphémères ?
Plutôt éphémères. Seules cinq ou six œuvres sont pérennes. C’est pourquoi cet événement sera reconduit trois fois afin que subsistent au final une quinzaine de réalisations. Celles-ci seront confiées aux communes qui les entretiendront. C’est le cas à Couëron : le promeneur qui vient s’asseoir sur un banc installé face à un plan d’eau déclenche un jet de vingt mètres de haut propulsé dans les airs.

Quelles installations avez-vous retenu pour le Lieu Unique ?
Une composition pour eau, son et lumière de deux artistes canadiens Thomas McIntosh, Emmanuel Madan en collaboration avec le compositeur finlandais Mikko Hyminem. La musique crée des rides sur la surface de cette vaste piscine, reproduites par des ondes lumineuses sur les murs : il semble possible de voir le son et d’entendre l’image ! À l’extérieur, sous le tunnel Saint-Félix, une installation d’Ange Leccia.

Quelles sont vos références en matière culturelle ?
Le festival Sigma de Bordeaux, lieu d’expériences artistiques d’avant-garde et contestataires dans cette ville très bourgeoise, imaginé par Roger Lafosse, un visionnaire qui a su convaincre le maire de l’époque, Jacques Chaban-Delmas. Dans l’Entrepôt Lainé, entrepôt maritime du xixe siècle, s’était constitué une sorte de Beaubourg des années 1970 avec le Centre d’arts plastiques contemporains et des compagnies théâtrales : on y a découvert Bob Wilson, Jérôme Savary, Pierre Henry, des œuvres qui faisaient figure d’avant-garde dans cette ville de province comme celles de Vasarely, Tinguely…
Le Centre Pompidou est aussi une référence pour moi, car ce qui me passionne c’est l’art « avec » le public ; « sans », cela ne m’intéresse pas.

Donc vous êtes plutôt favorable à ce que nos musées s’exportent dans des pays intéressés par l’expertise et les collections françaises…
Par réflexe et par intuition j’y suis favorable. On ne peut pas à la fois reprocher à certains pays d’être des déserts culturels, mais estimer que leur apporter la culture c’est comme donner de la confiture aux cochons, en l’occurrence des nouveaux riches. Les conservateurs sont trop conservateurs en estimant que l’on risque ainsi de dégrader le patrimoine de la France. L’art est universel. Dans un musée de New York, je suis aussi chez moi.

Biographie

1951
Naissance à Alger.

1976
Licencié en lettres, il prend la tête d’un centre culturel en région bordelaise, en Seine-et-Marne puis, en 1980, en Guadeloupe.

1982-1983
Fonde la maison de la culture de Nantes et le Centre de recherche pour le développement culturel.

1990
Création des Allumées à Nantes.

1997
Le festival Fin de siècle prend le relais des Allumées.

2002
Directeur artistique de la première Nuit blanche, à Paris.

2007
Depuis 2000, il dirige le Lieu Unique, à Nantes.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°591 du 1 mai 2007, avec le titre suivant : Jean Blaise, un esprit unique dans un Lieu Unique

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