Société

ENTRETIEN

Arnaud Zegierman : « Il y a un risque de censure ou d’autocensure de l’expression artistique »

Sociologue, directeur associé de Viavoice

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 4 février 2021 - 1467 mots

L’institut de sondage Viavoice a interrogé les Français, pour le compte de Communic’Art, sur ce qui les choque en art, la distinction entre l’œuvre et l’artiste, et le phénomène de la « cancel culture ».

Arnaud Zegierman. © DR
Arnaud Zegierman.
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Arnaud Zegierman est un sociologue. Il a cofondé en 2008 la société Viavoice, un institut d’études dans le domaine des tendances de la société. Il publie en 2017, avec Thierry Keller, Ce qui nous rassemble. L’identité française à l’épreuve du XXIe siècle. Il analyse dans cet entretien les principaux résultats du sondage exclusif qu’il a conduit. Il commente en particulier le point de vue des Français sur la séparation entre l’œuvre et l’artiste, et sur la « cancel culture », la culture du bannissement venue des États-Unis et récemment apparue en France. Tout en relativisant la situation française (ce n’est pas l’Amérique), il pointe les risques d’affadissement de l’expression artistique face à la virulence de ceux qui se sentiraient dénigrés dans une œuvre d’art.

55 % des Français considèrent qu’il faut distinguer un artiste de son œuvre. Est-ce une majorité nette ?

À ma connaissance et étonnamment, c’est la première fois que l’on pose cette question aux Français ; on manque donc de recul pour identifier une tendance. Dans l’absolu, oui, les Français, dans leur majorité, considèrent qu’il faut distinguer l’œuvre de l’artiste et l’écart de 20 points avec ceux qui pensent l’inverse est important. Pour autant, il ne faut pas minorer les 33 % de ceux qui pensent que le travail d’un artiste ne doit pas être soutenu si ses comportements privés sont critiquables.

On ne sait bien sûr pas quels artistes-auteurs avaient en tête les Français quand ils ont répondu (Céline, Polanski…), mais ce qui est certain, c’est que les Français, contrairement aux Américains, considèrent que les frasques sexuelles relèvent de l’intime et ne doivent pas être prises en compte. Je ne parle pas bien sûr de ce qui relève du pénal, des actes de pédophilie, d’inceste ou de viol.

On observe également un taux élevé de « sans opinion » (12 %), alors que le seuil d’alerte est de 5 %, ce qui montre bien que les opinions ne sont pas figées.

Justement, lorsque l’on pose la question un peu différemment, la réponse est inverse, ils ne sont plus que 39 % à considérer « qu’il ne faut pas prendre en compte les comportements personnels pour évaluer une œuvre ». Comment l’expliquer ?

On comprend vraiment l’opinion avec un faisceau de questions différentes, pour mieux cerner la cohérence des perceptions. Ce que montre l’analyse des résultats, c’est que plus on est connu, plus le travail est public, plus les Français considèrent qu’il faut prendre en compte les comportements personnels. Et dans l’imaginaire des Français, en l’espèce, les artistes se situent entre les hommes politiques (74 % pensent qu’il faut prendre en compte les comportements personnels) et les chefs d’entreprise (32 %).

Qu’est ce qui est sous-jacent dans ces réponses ?

Ce qui obsède les Français, ce sont les privilèges. Ils n’aiment pas que les hommes politiques, les chefs d’entreprise ou les artistes profitent de leur statut pour bénéficier de passe-droits.

Comment expliquer que les 18-24 ans soient plus exigeants que leurs aînés (59 % contre 51 %) sur la prise en compte du comportement personnel d’un artiste pour évaluer son travail ?

Il y a toujours dans la presse la représentation d’une jeunesse plus ouverte et moins conservatrice que la génération précédente. Or la « jeunesse » n’existe pas, il n’y a pas d’homogénéité des jeunes. Les jeunes ressemblent à leurs aînés sauf sur certaines thématiques : la défense des minorités, l’utilisation du numérique. De manière générale, quels que soient les sondages, le lieu de résidence ou le niveau de diplôme comptent plus que l’âge.

Regardons maintenant, l’œuvre pour elle-même. Il semble que la nudité, la critique de la religion ou du pouvoir politique ne soient plus des thèmes provocateurs en art ?

Oui, on peut dire cela, aucun de ces thèmes ne dépasse 34 % de « oui, c’est provocateur ». Et on en a la confirmation avec le taux de « oui, tout à fait d’accord », qui est au maximum à 11 %. Cela équivaut à la proportion de Français réfractaires à tout, outrés en permanence, que l’on retrouve sur de très nombreux sujets !

Il y a cependant une petite inflexion pour « la critique de la religion » (34 % pensent que c’est provocateur). Ce taux plus élevé s’explique sans doute par le fait que certains ont répondu en ayant en tête « on critique ma religion », en prenant cela pour une forme de racisme. La critique de la religion n’est perçue comme gênante en France que par une minorité. Mais ce n’est pas la même chose lorsque certains estiment que cette critique masque une forme de racisme. Ce qui peut être vrai. De la même manière, certains brandissent l’argument du racisme à mauvais escient car ils refusent tout simplement la critique !

En revanche, autant la nudité ne choque que 16 % des répondants, autant ils sont 30 % à estimer que la nudité ne devrait pas être visible dans l’espace public. Comment expliquer cela ?

Le taux de 30 % bondit même à 39 % pour les 18-24 ans. Pour les plus jeunes, la représentation de la nudité s’apparente souvent à une manière de véhiculer une iconographie machiste. Ce n’est pas la nudité qui perturbe, c’est la manière de représenter les femmes.

Qu’est-ce qui serait provocateur alors en art ?

Pour en avoir une idée, il faudrait étudier ce que les institutions publiques ne montrent plus, ou de moins en moins. Personnellement, il me semble que la remise en cause du patrimoine, lequel est sacralisé en France, serait jugé très provocateur. Récemment, Stéphane Distinguin, le PDG de Fabernovel, a publié une tribune appelant à vendre La Joconde pour aider le secteur culturel en temps de crise. Cela a suscité de nombreuses réactions, mais cela soulève des questions fondamentales. Comment positionner le curseur entre la valorisation du patrimoine artistique et le développement de politiques qui favorisent la création ?

Le sondage a également interrogé les Français sur le phénomène de « cancel culture ». Ils ne sont que 6 % à savoir ce que c’est. Est-ce une surprise ?

Non, c’est un phénomène récent et c’est normal qu’une toute petite minorité de gens, qui appartiennent aux « gens de partout », selon l’analyste britannique David Goodhart, c’est-à-dire ceux qui ont une vision internationale de leur monde, le connaissent. Il faut cependant ajouter les 8 % de répondants qui connaissent l’expression sans savoir ce que c’est. 14 %, ce n’est pas tout à fait anecdotique.

En revanche, si l’expression est peu connue, la réalité qu’elle désigne l’est plus. Et lorsqu’on l’explique aux répondants, ils sont 65 % à considérer que c’est un risque réel pour la démocratie.

Y a-t-il donc un risque pour la démocratie ?

Pas pour l’instant. On est encore loin en France de ces pratiques si répandues aux États-Unis. La culture du débat est importante chez nous et l’on a conscience que la démocratie est fragile lorsque l’on regarde les autocrates dans le monde. 69 % estiment qu’il faut combattre, avec des arguments, une idée avec laquelle on est en désaccord : c’est massif. Ils ne sont que 8 % à vouloir interdire son expression. En démocratie, l’opposition est institutionnalisée, ce n’est pas une option.

Les réseaux sociaux donnent le sentiment du contraire. Quand on lit son fil Twitter, on a l’impression d’être au bord de la guerre civile. Mais de manière fallacieuse, car ce n’est représentatif de rien ! Cela dit, ces réseaux sont responsables des bulles de filtre et ont renforcé l’entre-soi : on a de plus en plus de mal à débattre avec des personnes qui ne partagent pas nos idées. On sait de moins en moins « s’engueuler » et il y a une véritable tendance à voir ses opposants comme des ennemis.

Observez-vous un lissage de l’expression artistique au nom de la peur d’être ostracisé dans les médias et réseaux sociaux ?

Rappelons d’abord qu’en France, l’art a un statut privilégié, on « lynchera » plus facilement un chef d’entreprise qu’un artiste. Pour autant, il y a un risque de censure ou d’autocensure de l’expression artistique, principalement dans la sphère publique, alors que le privé me semble plus libre, moins frileux. Je constate de plus en plus dans les institutions publiques le côté « on ne prend pas de risque ». Et, comme en France, la place du public est très importante dans la diffusion de la culture, cela a des conséquences sur la diversité de ce que l’on voit dans le monde de l’art.

Je vois cependant une opportunité pour les artistes de recréer du commun par un langage qui n’est pas rationnel, argumenté. Pablo Picasso raconte Guernica différemment d’un journaliste et cela émeut tout le monde. On parle beaucoup en ce moment de l’art et de la culture en évoquant les difficultés financières consécutives au Covid-19 . Mais dans une société qui vit une période difficile, il ne faut surtout pas oublier que l’art est un puissant vecteur de réflexion, de lien social et d’allégresse !

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°560 du 5 février 2021, avec le titre suivant : Arnaud Zegierman, Sociologue, directeur associé de Viavoice : « Il y a un risque de censure ou d’autocensure de l’expression artistique »

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