Acquisitions

Vend deux Titien pour 100 millions de livres

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 17 septembre 2008 - 1474 mots

Deux chefs-d’œuvre de Titien actuellement en prêt à la National Gallery d’Écosse risquent d’échapper au musée. Ce dernier s’est associé à la National Gallery de Londres pour en faire l’acquisition.

LONDRES - Une paire de tableaux du Titien figurant Diane, la déesse de la chasse, est actuellement proposée à la National Gallery d’Écosse (NGS) et à la National Gallery (NG) de Londres pour 100 millions de livres sterling (124 millions d’euros). Autrefois dans la collection Bridgewater, ces tableaux pourraient bien être les plus importantes œuvres d’art présentées sur le marché britannique depuis le XIXe siècle. Les ducs de Sutherland en avaient consenti le prêt à long terme au musée d’Édimbourg en 1945. « Il est tentant de considérer cette vente comme [l’expression d’]une crise, mais je préfère y voir une opportunité », estime le directeur général de la NGS, John Leighton. Le prix de 100 millions de livres pour Diane et Actéon et Diane et Callisto tient compte des avantages fiscaux appliqués au Royaume-Uni aux ventes consenties aux musées publics. Le duc accorde par ailleurs une remise très importante aux deux musées, car, selon nos estimations, cette paire de Titien vaudrait probablement plus de 300 millions de livres sur le marché. Le montant record pour un maître ancien est de 49,5 millions de livres payés par Lord Thomson pour un Rubens en 2002.
Cette proposition de vente est prévue en deux étapes : Diane et Actéon est offerte pour 50 millions de livres, ce jusqu’au 31 décembre – date limite d’achat. Si la vente se conclut, les deux musées se verront proposer Diane et Callisto en 2013, pour un montant similaire.

26 autres tableaux
L’œuvre d’art la plus coûteuse acquise jusqu’à présent par un musée du Royaume-Uni est la Madone aux œillets, de Raphaël, achetée par la NG en 2004 pour 22 millions de livres, avantages fiscaux inclus (sa valeur sur le marché était alors de 35 millions). L’importance de ces Titien ne saurait être surestimée. Pour la NGS, un seul de ces tableaux représenterait sa plus importante acquisition depuis sa fondation en 1850. Pour la NG de Londres, il s’agirait aussi de sa plus importante acquisition depuis le XIXe siècle. Autre point essentiel, l’achat du premier Titien garantirait que les vingt-six autres tableaux de la collection Bridgewater continueraient à être prêtés à la NGS par le duc de Sutherland, pour une durée initiale garantie de vingt et un ans. Actuellement, ils peuvent être retirés moyennant un simple préavis de six mois. Réunis par le duc de Bridgewater dans les années 1790, l’ensemble comprend des chefs-d’œuvre de Raphaël, Rembrandt et Poussin, ainsi que deux autres Titien. À la mort du collectionneur, les œuvres passèrent au fils cadet de son neveu, qui devint le premier duc de Sutherland. Ces tableaux constituent la plus importante collection privée de toiles de maîtres anciens laissée en prêt à un musée dans le monde. Même après la vente des deux Titien, la valeur des tableaux Bridgewater dépasserait sans doute largement le milliard de livres sur le marché.

Pourquoi le duc met-il ces œuvres en vente ? Son porte-parole explique : « La valeur de la collection Bridgewater s’est accrue à un point tel qu’il est prudent d’en reconsidérer la propriété en fonction de l’équilibre de l’ensemble des biens de la famille. Il semble réellement judicieux aujourd’hui d’envisager la vente d’une partie de cette collection. » La fortune du duc est exagérément concentrée sur un petit nombre de tableaux. Certains lui appartiennent personnellement, les autres sont issus d’une fondation familiale. Le septième duc, âgé de 68 ans et dont les deux fils, James et Henry, sont tous deux mariés et pères de famille, a confié l’an dernier à John Leighton son intention de vendre certaines œuvres. La NGS traversait alors une période difficile, le musée étant engagé dans la réalisation d’un montage financier complexe pour acquérir, conjointement avec la Tate (Londres), la collection d’art contemporain du galeriste Anthony d’Offay. Le directeur a néanmoins immédiatement décidé que les tableaux du duc de Sutherland devaient être conservés, et, à nouveau, l’alliance avec un musée londonien est apparue comme la meilleure manière d’y parvenir.

Défi gigantesque
Pour le directeur de la NG, Nicholas Penny, le climat financier actuel n’est pas propice à la levée de fonds, « mais les termes de la proposition du duc sont extraordinaires ». Celle-ci présente des avantages fiscaux : les tableaux ont longtemps été exemptés de droits de succession, lesquels sont normalement dus en cas de vente. Or, pour une vente de gré à gré à un musée public, ces droits ne seront pas exigés par le Trésor public. Ce cadeau réduirait considérablement le prix des deux Titien, même si le montant précis des droits dus (et par conséquent l’avantage d’une vente aux musées) ne pourra être calculé qu’à l’approche de la conclusion de la vente. Le duc, qui aimerait que les Titien reviennent à des collections publiques du Royaume-Uni, consent une remise à la NGS et à la NG, mais son importance restera imprécise tant que le volet fiscal n’aura pas été arrêté.

Les Titien sont proposés à la NGS et à la NG accompagnés d’un contrat de vente avec paiements échelonnés. Pour Diane et Actéon, un premier acompte serait à verser le 1er janvier 2009, le reste intervenant en trois versements annuels jusqu’en 2011. Une fois cette transaction achevée, l’acquisition de Diane et Callisto pourrait se faire pour un montant similaire entre 2013 et 2015. Chaque musée devra lever la moitié des fonds, tandis que les tableaux resteront leur propriété conjointe – une première pour la NGS et la NG.

Un montage financier complexe sera nécessaire pour rassembler ces fonds. La NGS dispose d’un budget annuel d’acquisition de 1 260 000 livres. La NG bénéficie de la donation Getty, administrée par les Amis américains de la National Gallery. Les revenus de cette donation lui sont accessibles, leur montant s’élevant à environ 3 millions de livres par an.

Une demande substantielle sera soumise au National Heritage Memorial Fund, subventionné par le gouvernement britannique à hauteur de 10 millions de livres par an. Cette institution a en charge le patrimoine naturel et historique du pays, et seule une petite part de ses subventions peut être raisonnablement espérée en faveur des Titien. L’Art Fund peut être sollicité, bien que ses subventions les plus généreuses jusqu’à présent aient été de 1 million pour la collection d’Offay et de 2 millions pour Dumfries House. L’Heritage Lottery Fund est à écarter, car ce fonds rechigne de plus en plus à soutenir les acquisitions de première importance. Le gouvernement écossais accorde parfois des subventions particulières à la NGS. La plus élevée jusqu’ici s’est montée à 10 millions pour l’acquisition de la collection d’Offay. Selon un porte-parole du gouvernement britannique, les ministres seraient conscients de « l’importance nationale exceptionnelle » de la collection Bridgewater et déterminés à faire « tout leur possible » pour s’assurer qu’elle reste accessible au public. Nicholas Penny a également confirmé que la NG s’adresserait au ministère de la Culture, des Médias et des Sports pour demander la création d’une ligne budgétaire spéciale. Toutefois, la dernière fois que le Trésor a octroyé une subvention exceptionnelle remonte à 1972, avec un don de 381 500 livres destiné à aider la NG à acquérir La Mort d’Actéon du Titien. Réunir un total de 100 millions de livres peut être réalisable sur une période de sept ans, mais reste un défi gigantesque. La NGS et la NG devront aussi garantir que l’acquisition des Titien n’aura pas d’effet négatif indu sur d’autres acquisitions. Si un tableau excédant les 10 millions se présentait sur le marché d’ici à 2013, il serait ainsi très difficile d’en faire l’acquisition.

Si l’opération réussit, les deux Titien seront exposés côte à côte en pendants, passant d’Édimbourg à Londres et inversement tous les cinq ans. Les tableaux n’ont jamais quitté l’Écosse depuis 1945 ; toutefois, la NGS estime que leur état de conservation leur permet des voyages ponctuels. Les deux musées leur offriront des cadres appropriés : ils seront présentés à Édimbourg avec le reste de la collection Bridgewater et à Londres au cœur de l’une des plus belles collections de Renaissance vénitienne.
Mais qu’adviendra-t-il si les musées n’arrivent pas à réunir les fonds ? Le porte-parole du duc affirme que celui-ci « aura à procéder à des ventes sur le marché ». John Leighton prévient : « Il n’y a pas de plan alternatif. Si cela ne marchait pas et que nous devions quitter la négociation, le propriétaire a clairement indiqué sa décision de vendre. » Même si les deux Titien ne sont pas nécessairement concernés, il s’agira d’« une partie significative de la collection. » De plus, le prêt du reste de la collection ne serait plus garanti. Leighton le reconnaît : « Nous nous engageons sur des terres inconnues, mais nous sommes totalement déterminés à déployer tous nos efforts.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°287 du 19 septembre 2008, avec le titre suivant : Vend deux Titien pour 100 millions de livres

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