Incertitudes pour le patrimoine hospitalier

Pierre-Louis Laget, spécialiste du patrimoine hospitalier

« Faire valoir la protection est difficile »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 23 avril 2013 - 1563 mots

À l’heure de la grande réforme des hôpitaux lancée en 2008, qu’en est-il du patrimoine hospitalier ? La construction de nouvelles structures et la désaffectation d’anciens bâtiments, plus souvent rasés que réhabilités, trahit l’absence d’un plan d’envergure nationale.

Directeur scientifique et coordinateur de l’ouvrage de synthèse L’hôpital en France. Histoire et architecture (lire p. 9), dont il est aussi, avec Claude Laroche, le principal auteur, le conservateur Pierre-Louis Laget, médecin de formation et chercheur dans le service de l’inventaire général du patrimoine culturel au conseil régional Nord - Pas-de-Calais, décrit les principaux enjeux et dessine l’avenir du patrimoine hospitalier.

Daphnée Bétard : Est-il possible d’avoir une idée précise de l’étendue du patrimoine hospitalier en France ?
Pierre-Louis Laget : L’ouvrage fait référence à quelque 300 édifices, en sachant que cela ne représente même pas 10 % du patrimoine existant. Avant les grandes réorganisations hospitalières qui ont commencé dans les années 1960-1970, des statistiques précises datant de la IVe République faisaient état de l’existence sur le territoire de 2 100 hôpitaux, hôpitaux-hospices et hospices, 250 hôpitaux psychiatriques, entre 400 et 450 sanatoriums, entre 3 000 et 3 500 cliniques privées et établissements post-cure… Soit un patrimoine gigantesque comparable au patrimoine militaire ou à l’architecture scolaire. Il est donc impossible d’atteindre l’exhaustivité. Dans la base Mérimée du ministère de la Culture figure le nombre d’hôpitaux dont au moins une partie du bâtiment est protégée : ils sont 410.
Peut-on établir un bilan de l’état actuel de ce patrimoine ?
Le patrimoine hospitalier est l’un des rares patrimoines publics dont la fonction est si évolutive qu’il est difficile de garder les choses en l’état. On a commencé à désaffecter des hôpitaux dès le XVIIIe siècle. Fondé en 1290, l’hôpital de Tonnerre, en Bourgogne, qui possède la plus grande salle hospitalière de France et d’Europe (18 mètres de large sur 100 mètres de long), a échappé à la destruction dans les années 1850-1860. Déjà, des historiens s’étaient mobilisés contre la Mairie qui voulait le raser pour créer un marché. Le phénomène de désaffectation s’est accéléré au cours de ces quarante dernières années. Nous sommes actuellement dans une situation telle que des hôpitaux entièrement bâtis à neuf dans les années 1970 sont détruits, à l’exemple de l’hôpital de Douai [Nord] – qui était, cela dit, une horreur absolue sur le plan architectural. Son directeur m’avait expliqué que le coût d’une construction neuve était identique à celle d’une mise aux normes complète de l’ancienne, opération qui se révélait beaucoup plus complexe.

Que deviennent les bâtiments désaffectés ?
Certains hôpitaux ont été classés ou protégés au titre des monuments historiques dès le XIXe siècle, comme l’hôpital de Carpentras [Vaucluse], l’un des plus beaux hôpitaux d’Europe, voire du monde, avec sa chapelle aux décors de marbre coloré, datant du milieu XVIIIe siècle. Désaffecté il y a quelques années, il devrait abriter désormais le musée, la bibliothèque et les archives municipales.
Dans de petites villes où l’hôpital n’est pas très grand, l’édifice est souvent réaffecté à des activités culturelles type médiathèque ou bibliothèque, comme à Dole [Jura], dans le magnifique hôtel-Dieu construit en 1613. De beaux et nombreux hôpitaux des XVIIe et XVIIIe siècles ont été transformés en maisons de retraite. À cet effet, les anciennes salles communes hautes de plafond ont été divisées par un plancher pour y installer deux niveaux de chambres. Ces travaux ne prêtent pas trop à conséquence et permettent de préserver les façades et la chapelle. Le schéma classique veut que les bâtiments très anciens soient dévolus à la maison de retraite, et que, sur les jardins, des bâtiments fonctionnels modernes soient érigés. Dans certains cas, plus suspects, la chapelle peut avoir droit à son plancher en béton armé, comme à Langres [Haute-Marne] où une crèche pour le personnel a été aménagée dans une chapelle du XVIIIe siècle. Ce genre de transformation porte principalement sur les hôpitaux de l’Ancien Régime, considérés comme plus patrimoniaux. Le patrimoine hospitalier étant celui qui a le mieux survécu à la Révolution, on dispose, en France, depuis l’époque gothique, d’un ensemble tout à fait exceptionnel. Doit-on pour autant s’autoriser à araser tout ce qui date des XIXe et XXe siècles ? Là se trouve le problème.

Le patrimoine hospitalier moderne et contemporain serait-il négligé par les pouvoirs publics ?
Le patrimoine antérieur à la Révolution est protégé par le regard que  portent sur lui les historiens. Le XIXe siècle, lui, continue à pâtir d’un certain discrédit. Aucun hôpital pavillonnaire n’est protégé. Un débat a lieu actuellement sur l’avenir de l’hôpital de Bonneville [Haute-Savoie], édifié au début du XIXe siècle dans un style néoclassique italianisant. Cet hôpital est l’un des rares représentants d’une époque où beaucoup de projets ont vu le jour, mais ont été suivis de très peu de réalisations. La municipalité prévoit de le détruire, et, alors que les architectes des Bâtiments de France et de la commission régionale du patrimoine ont donné un avis négatif à sa démolition, le préfet a accordé le permis de détruire ! Une pétition circule sur Internet… Il ne s’agit pas d’un cas isolé.

Les opérations immobilières empêcheraient-elle la réhabilitation et la valorisation ce patrimoine singulier ?
Même s’ils n’appartiennent pas à la même famille politique, les maires et préfets s’entendent comme larrons en foire quand il est question d’édifier des maisons de retraite, une école ou un stade en lieu et place d’un ancien hôpital… Et qui pourrait, à juste titre, s’opposer à de tels projets d’ordre social ? Dans ce domaine hospitalier, il est très difficile pour une commission des monuments historiques de faire valoir la protection. Le sort réservé à l’hôpital de la Charité bâti à Lille sous Napoléon III en est une parfaite illustration. Cet immense édifice du XIXe siècle à l’architecture spectaculaire a été transformé en lycée. Tout n’a pas été rasé, mais la chapelle a été défigurée pour être transformée en une salle de documentation qui s’est révélée à l’expérience inadaptée ; un pavillon a été détruit pour créer une entrée monumentale moderne alors que l’hôpital en possédait déjà une.

L’hôpital général de Lille n’a pas non plus été épargné…
Le sort réservé à l’hôpital général (qui correspond aux hospices du XIXe siècle) de Lille est pire encore. Conçu sous Louis XV, celui-ci était protégé au titre des monuments historiques. Cela n’a pas empêché qu’il soit en partie détruit dans les années 1970. L’hôpital général était devenu hospice, puis maison de retraite. Ensuite il a été décidé de déménager la maison de retraite pour y installer certains plans-reliefs qui dormaient dans les combles des Invalides, à Paris ; tentative infructueuse, les bâtiments étant inappropriés. L’édifice a donc été laissé à l’abandon, avec pour conséquence l’effondrement de certains planchers – les plans-reliefs ont été endommagés et leur restauration a coûté une fortune. La Mairie, consciente du scandale, a finalement donné le bâtiment situé derrière la façade principale à une école d’ingénieurs. Les salles ont gardé leurs voûtes apparentes, les volumes ont été conservés. Mais d’autres bâtiments continuent à ne pas être entretenus. C’était pourtant l’un des plus beaux hôpitaux généraux de France. À l’heure où les opérations s’accélèrent, je m’inquiète du sort d’un grand nombre d’édifices comparables. Que va-t-il se passer à Valenciennes [Nord], à Douai, à Toulouse ?

La réforme actuelle précipite-t-elle les choses ?
Depuis vingt ans, on ne cesse de raser des pavillons anciens pour les remplacer par des modernes. La plupart des grands hôpitaux pavillonnaires étaient construits en dehors de l’agglomération, sur des zones semi-rurales. Tous les sites de ces établissements ont été rattrapés par l’urbanisation grandissante… Aussi les terrains des hôpitaux ont-ils atteint des prix exorbitants.
La période la plus difficile pour le patrimoine hospitalier demeure, selon moi, celle des « années Giscard d’Estaing ». Les grands travaux de normalisation entrepris à l’époque dans les hôpitaux ont entraîné des opérations de cloisonnement non réversibles dénaturant des édifices entiers. Ainsi, les grandes salles voûtées de 9 mètres de haut, en pierre de taille, datant du XVIIe siècle, de l’hôpital Laennec [Paris-7e], ont été défigurées par l’établissement d’un plancher en béton armé. Et cela, en sachant que cet hôpital allait être désaffecté dans les années à venir ! Pendant cette période, toute une série de travaux de normalisation ont été réalisés dans des hôpitaux qui étaient sur le point de cesser leur activité. Parfois, les crédits n’ont pas été attribués à temps et les travaux, terminés bien après la désaffectation ! Aujourd’hui, à l’échelle du territoire, les désaffectations ou réaffections se font pas à pas, parce que l’hôpital est un pourvoyeur d’emplois essentiels à une ville et ses environs ; on attend donc souvent que le personnel parte à la retraite pour fermer ou modifier un site par petits bouts.

Fruit de dix années de travail, l’ouvrage publié aux éditions Lieux Dits  constitue, en somme, le début d’un long travail d’inventaire…
J’espère que ce livre lancera des recherches dans des domaines particuliers. Il reste une étude à part entière à mener sur les hôpitaux psychiatriques, un patrimoine foisonnant. Un ouvrage va être publié sur les sanatoriums en France, un sujet moins vaste car il s’agit de structures construites de 1900 à 1960. Il en reste des centaines, pour la plupart désaffectés, et qui sont, pour certains, voués à la démolition, surtout lorsqu’ils ont été construits en haute montagne, dans des zones à risques. À Saint-Hilaire-du-Touvet (Isère), trois des plus grands sanatoriums de France vont être ainsi détruits d’ici peu après avoir été abandonnés et vandalisés…

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°390 du 26 avril 2013, avec le titre suivant : Pierre-Louis Laget, spécialiste du patrimoine hospitalier

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