Suisse - Collectionneurs

Les collectionneurs philanthropes suisses

Par Ingrid Dubach-Lemainque, correspondante en Suisse · L'ŒIL

Le 30 août 2021 - 2230 mots

SUISSE

Terre de collectionneurs, la Suisse est également une terre de mécènes. Portraits croisés de ces femmes et de ces hommes qui confèrent à la Suisse une partie de son rayonnement artistique international.

La Fondation Gianadda à Martigny. © Photo Michel Darbellay.
La Fondation Gianadda à Martigny.
© Photo Michel Darbellay.
Maja Hoffmann et Maja Oeri, cousines mécènes

Elles portent le même prénom, en hommage à leur grand-mère commune, Maja Sacher-Hoffmann (1896-1989). Dans le sang des deux cousines bâloises coule également une même passion pour l’art de leur temps qui animait déjà leur aïeule, créatrice de la Fondation Emanuel Hoffmann à Bâle (à partir de laquelle fut créé le premier musée européen dédié à l’art contemporain, le Museum für Gegenwartskunst de Bâle), mécène d’artistes et de musiciens. Et pourtant, elles réfutent le terme de dynastie qui leur irait si bien. La fortune familiale des Hoffmann-Oeri (établie à plus de 25 milliards de francs suisses et au troisième rang du pays selon Forbes, en 2019), les cousines la doivent à la multinationale de la pharmaceutique Roche, établie par leur arrière-grand-père, Fritz Hoffmann, en 1896. Depuis, Maja Oeri (née en 1955) a choisi de poursuivre, voire d’étendre, la mission de mécénat familial à Bâle, patrie de la famille Hoffmann-La Roche. Présidente de la Fondation Emanuel Hoffmann depuis 1995, Maja Oeri soutient le Kunstmuseum de Bâle et a financé en grande partie son extension en 2016, ou encore des chaires d’art contemporain et de théorie de l’art à l’université de la ville ; elle a aussi créé en 2003, par le biais de sa Fondation Laurenz, un lieu atypique à Münchenstein, près de Bâle : le Schaulager, à mi-chemin entre entrepôt et centre de recherches, autour de la collection Emanuel Hoffmann. Au niveau international, Maja Oeri s’engage comme membre du conseil d’administration du MoMA à New York.

Maja Hoffmann
Maja Hoffmann
Photo Michael Alberry

Née un an plus tard que sa cousine, Maja Hoffmann a, quant à elle, plusieurs casquettes : collectionneuse et mécène des Rencontres photographiques d’Arles pendant treize années, comme de nombreux artistes (Philippe Parreno, John Armleder, Ugo Rondinone…), elle est aussi présidente de la Fondation Van Gogh d’Arles et siège au conseil d’administration du New Museum of Contemporary Art de New York et de la Tate Gallery de Londres. Aujourd’hui, elle a fait le pari d’investir un lieu – Arles –, avec sa Fondation Luma, créée en 2004 sous le nom de Luma Westbau, à Zurich. Inauguré en juin dernier, ce projet pharaonique établi sur 11 hectares dans des anciens locaux de la SNCF, soit quatre bâtiments et une tour signée de l’architecte américain Frank Gehry, se veut une plateforme pluridisciplinaire : résidences d’artistes, « centre culturel expérimental » soutenant la création artistique dans les domaines des arts visuels, de la photographie, de l’édition, des films documentaires et du multimédia.

Michael Ringier, patron de presse collectionneur

Tout a commencé il y a trente ans avec des premiers achats de dessins constructivistes russes pour le patron de presse zurichois et millionnaire Michael Ringier. Entre-temps, l’ancien journaliste, né en 1949, qui gère la plus grande entreprise de presse du pays (Ringier Axel Springer), éditant 30 titres de presse, dont Blick et L’Illustré, est à la tête d’une collection de 3 000 œuvres d’art contemporain qui le met au rang des plus importants collectionneurs du pays. On y trouve notamment beaucoup de photographies, avec les Allemands Wolfgang Tillmans, Andreas Gursky, mais aussi Cindy Sherman ou John Baldessari, comme de l’art contemporain suisse (Fischli-Weiss, Sylvie Fleury, Ugo Rondinone…). L’art contemporain, un focus qu’expliquait le discret Michael Ringier dans l’un des rares entretiens accordés en 2008 au magazine allemand Cicero : « En fait, l’art et le journalisme vont de pair à merveille. Pour moi, ce sont des parents : les deux abordent le thème de la société et la description de celle-ci, des problèmes qui doivent être résolus et des questions auxquelles il faut répondre. » Particularité : plusieurs centaines d’œuvres de cette collection personnelle, gérée professionnellement depuis 1995, sont exposées dans les bureaux de l’entreprise de presse, dans les faubourgs de Zurich où travaillent 450 collaborateurs. « L’art fait partie de nos vies et de notre quotidien. Au lieu d’avoir un arbre en caoutchouc ou un porte-parapluies en plastique, chez nous, sur les murs, on a de l’art. »

Jean Claude Gandur, collection cherche port d’attache
Jean Claude Gandur
Jean Claude Gandur
© Photo Grégory Maillot / point-of-views.ch, 16 mai 2017
Courtesy Fondation Gandur

Insatiable, c’est l’adjectif qui semble le mieux convenir à l’activité de collectionneur de Jean Claude Gandur : archéologie, peinture d’après-guerre avec la Figuration narrative ou Supports/Surfaces, statuaire médiévale, art précolombien ou art océanien… Le champ des découvertes artistiques de cette collection aux 3 200 objets et tableaux, qui grandit à raison de 100 à 150 pièces chaque année, semble illimité. « Il faut que ça me plaise, que j’aie envie de vivre avec », nous expliquait-il en décembre 2019. Né en 1949, l’homme d’affaires genevois, à la tête de sa société AOG, active dans le secteur énergétique et pétrolier en Afrique – une origine de fortune qui lui vaut certaines inimitiés – passe toute son enfance en Égypte, à Alexandrie, avant de rejoindre la Suisse à 12 ans : de là lui vient peut-être le goût des pièces archéologiques qui sont le noyau dur de sa collection conservée à Genève. Dans ce domaine en particulier, Jean Claude Gandur « veut [se] conduire en institution et être reconnu comme une institution ». Ce mantra, mis en pratique par une politique de prêts très active (il a notamment signé des partenariats de prêts de longue durée avec le Musée Reina Sofía à Madrid ou encore les musées de Dijon et Bordeaux), préfigure un autre souhait : créer son propre musée, vraisemblablement sur le territoire français, après l’échec en 2016 de son projet de prêt pour 99 ans au Musée d’art et d’histoire de Genève. « On va arriver à la fin de mon temps de collectionneur à environ 4 500 œuvres. Nous pourrons exposer 20 % de la collection au maximum et les 80 % restants, il ne faudra pas les laisser dormir, on continuera à les prêter. »

Uli Sigg ancien ambassadeur féru d’art chinois

Arrivé en Chine en 1979 pour l’entreprise Schindler, à l’heure de la réforme économique et des débuts de l’art contemporain, le Lucernois Uli Sigg s’éprend de cet immense pays. Pour trouver un accès à cette culture étrangère, mais aussi parce qu’il réalise qu’aucun particulier ni institution nationale ne s’intéresse à ces artistes et à ces œuvres contemporaines, l’homme d’affaires nommé ambassadeur de Suisse en Chine (de 1995 à 1998), les achète : « Je me suis donné cette mission : constituer une collection d’ampleur nationale qui n’existait pas. J’ai donc commencé à beaucoup collectionner, à sélectionner la production artistique chinoise de manière aussi large que possible et de manière chronologique », nous confiait-il en octobre 2020. Le résultat ? Une collection encyclopédique de l’art contemporain chinois, appréciée comme l’une, sinon la plus complète au monde. Dès le début, le collectionneur âgé de 75 ans la conçoit en vue de la donner à un musée chinois et mène des discussions avec diverses villes du pays. En 2012, il se décide pour Hong Kong, qui élève son musée d’art avec le duo d’architectes suisse Herzog et de Meuron, le Museum M+ : la donation d’Uli Sigg (1 500 œuvres) représente le noyau dur de ce musée, qui semble néanmoins fragilisé par les récentes dispositions de la loi de sécurité nationale – des menaces planant sur l’intégrité et la liberté d’exposition de la collection. Son soutien notable aux artistes chinois serait-il en jeu ? Car, comme en témoigne Ai Weiwei : « Toute ma célébrité, je la dois à Uli Sigg. »

Uli Sigg © Photo Karl-Heinz Hug
Uli Sigg.
© Photo Karl-Heinz Hug
Werner et Gabriele Merzbacher et Hubert Looser, deux importantes collections au Kunsthaus de Zurich

Ouverte à partir de cet automne 2021, la nouvelle extension du Kunsthaus Zurich signée David Chipperfield a déjà fait couler beaucoup d’encre après l’annonce de l’exposition permanente de la fameuse et non moins controversée collection Emil Georg Bührle. Mais le bâtiment tout juste inauguré abritera également deux autres collections helvétiques : Hubert Looser et les époux Merzbacher ont signé chacun un contrat de prêt de longue durée avec le Kunsthaus. Pour Hubert Looser, il y avait, derrière cette décision, la crainte de voir se disperser sa collection patiemment construite depuis les années 1980, « car cela signifierait que je collectionne d’un point de vue totalement faux et que mes œuvres n’auraient aucune pertinence en termes d’histoire de l’art. Les œuvres d’art sont là pour être regardées et aimées », confiait-il en 2020 à La Gazette Drouot. L’ancien chef d’entreprise, né en 1938, s’est entièrement dédié, après son départ à la retraite en 1992, à sa fondation (qui gère 40 projets humanitaires) et à sa collection d’art à Zurich. Minimalisme, surréalisme, Arte povera et expressionnisme abstrait américain en sont les piliers. Soixante-dix des chefs-d’œuvre amassés, notamment de Twombly, de Kooning, Kelly et Judd, viendront compléter la collection du Kunsthaus.

Chez Werner Merzbacher, c’est une dette envers la Suisse, ce pays voisin qui l’accueillit alors qu’il fuyait, enfant juif, l’Allemagne nazie, qui anime ce prêt d’œuvres. Cet ancien entrepreneur en fourrures né en 1928, qui a vécu et fait fortune aux États-Unis avant de revenir s’installer en Suisse en 1964, possède une collection d’exception, révélée pour la première fois lors d’une exposition à Jérusalem en 1998. Le noyau de sa collection provient du grand-père de son épouse, Bernhard Mayer, un collectionneur suisse aux convictions anarchistes. Au fil du temps, Werner et Gabriele Merzbacher étoffent cette collection dans laquelle tous les grands mouvements artistiques sont représentés. Soixante-cinq peintures impressionnistes, fauves, futuristes ou constructivistes seront exposées au Kunsthaus pour au moins vingt ans, avant une possible donation.

Stephan Schmidheiny et Hansjörg Wyss, les hommes d’affaires

Musée d’art au statut de fondation privée le plus visité de Suisse, la Fondation Beyeler de Riehen (Bâle) peut se targuer du généreux soutien de deux des plus grandes fortunes de Suisse. Donateur de 1,5 million de francs suisses par an au musée, l’entrepreneur bernois Hansjörg Wyss (85 ans), installé sur la côte ouest des États-Unis est devenu milliardaire en vendant sa société Synthes à la multinationale américaine Johnson & Johnson en 2012. Mécène en matière de recherche et d’environnement (via sa Wyss Foundation, dotée d’un milliard de dollars), l’ancien ami du galeriste Ernst Beyeler est devenu après le décès de celui-ci et à sa demande, le président de la Fondation Beyeler. Aujourd’hui, il s’engage pour financer le projet d’extension de la fondation d’art bâloise, d’un coût de 100 millions de francs suisses, qui verra le jour sous la férule de l’architecte suisse Peter Zumthor en 2023.

Son cadet de 12 ans, Stephan Schmidheiny, par l’intermédiaire de sa Fondation Daros, participe lui aussi au financement de ce chantier, au même titre qu’il a soutenu en 2000 celui de la new Tate Gallery à Londres. L’entrepreneur originaire de Saint-Gall, qui tire sa fortune de la direction d’un groupe familial, a mis sur pied en 1997 cette fondation d’art : les 1 000 œuvres d’art américain du XXe siècle (signées Newman, Warhol ou Twombly), collectionnées par son frère tôt disparu, ont été réduites, après la vente de certains ensembles, à 250 créations importantes d’art américain et européen de la seconde moitié du XXe siècle. Établie en 2000, suite à l’installation d’une partie de ses activités sur le continent latino-américain, une seconde fondation, Daros Latinamerica, basée à Zurich et dirigée jusqu’en 2019 par son épouse Ruth, est l’un des ensembles d’art contemporain d’Amérique du Sud les plus représentatifs des années 1960 à nos jours. Présentées tour à tour dans un espace zurichois (entre 2002 et 2011), puis à Rio de Janeiro au sein d’une Casa Daros (2011-2015), le millier d’œuvres que compte la collection fait maintenant l’objet d’expositions temporaires en Amérique du Sud et en Suisse.

Christoph Blocher et Léonard Gianadda, deux amis aux destins opposés

A priori, rien ne semblait prédestiner le « Lion de Martigny », Léonard Gianadda, à sympathiser avec Christoph Blocher. Le premier, 85 ans, fils d’immigrés italiens débarqués dans le Valais, arrivé à la tête d’un empire immobilier, est le créateur de la Fondation Pierre Gianadda, devenue en quarante ans et 10 millions de visiteurs un lieu-clé du tourisme culturel à Martigny et en Valais. Le second, homme politique clivant et populaire de Suisse alémanique, ancien conseiller fédéral UDC (droite populiste) et entrepreneur à succès, est à l’âge de 80 ans à la tête d’une remarquable collection de peintures helvétiques. Pourtant, l’exposition « Chefs-d’œuvre suisses, Collection Christoph Blocher » organisée en 2020 à la Fondation Gianadda (une sélection en 130 œuvres de cette [sinon la plus] importante collection d’art suisse autour de 1900, riche en tableaux de Hodler, d’Anker, de Vallotton, de Segantini, de Giacometti), fut le témoignage de vingt ans d’amitié et un énorme succès public. Le projet actuel de ce collectionneur zurichois hyperactif ? La construction, sous sa propriété zurichoise, d’une galerie de 1 000 m2 maintenue à humidité et température constantes, capable d’héberger les 700 tableaux de sa collection.

Léonard Gianadda, lui, ne possède plus que deux tableaux, l’un de Schiele et l’autre de Chagall, après s’être dépouillé de l’ensemble de sa fortune au profit de sa dernière fondation, créée en 2019, qui a pour but de gérer son action de mécénat après sa mort. 110 millions de francs suisses ont été donnés « au coup de cœur » au cours des quarante dernières années à des projets culturels, artistiques, sportifs, sociaux en Valais, en Suisse et même, en Italie, patrie de ses ancêtres. « La plus grande richesse, c’est le partage. Le socialisme, je le pratique », proclamait le mécène en 2019 au journal valaisan Le Nouvelliste, et ajoutait avoir « vécu une vie exceptionnelle et pouvoir partir tranquille ».

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°746 du 1 septembre 2021, avec le titre suivant : Ces collectionneurs philanthropes qui sont le visage de la Suisse

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque