Justice - Musée

Les acquisitions du Louvre Abu Dhabi dans le viseur de la justice

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 13 juin 2022 - 1400 mots

PARIS

L’ancien président-directeur du Louvre Jean-Luc Martinez a été mis en examen dans le cadre d’une enquête internationale.

Sarcophage de Nedjemankh restitué par le MET à l'Egypte en 2019. © MET / Stèle au nom de Toutankhamon, vers 1327 avant J.-C., granit rose, 166 x 82 x 26 cm. © Louvre Abu Dhabi
Sarcophage de Nedjemankh restitué par le MET à l'Egypte en 2019. © MET
Stèle au nom de Toutankhamon, vers 1327 avant J.-C., granit rose, 166 x 82 x 26 cm. © Louvre Abou Dhabi

Paris. L’enquête en cours portant sur un vaste trafic international de biens archéologiques sortis illégalement du Proche et Moyen-Orient ces dernières années a pris un tour spectaculaire avec la mise en examen le 25 mai dernier de l’ancien président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez. L’affaire a commencé à défrayer la chronique lorsque le prestigieux Metropolitan Museum of Art (Met) de New York annonce en février 2019 qu’il va rendre à l’Égypte un sarcophage acquis en 2017 auprès du marchand parisien Christophe Kunicki pour la somme de 3,5 millions d’euros [voir ill.]. Selon nos informations, le procureur américain aurait été directement informé par les trafiquants égyptiens, lesquels n’auraient pas été payés.

Un marchand parisien ? La justice française entre alors dans la partie, sous la conduite du juge Jean-Michel Gentil, et lance un coup de filet l’année suivante, en juin 2020. Cinq figures du marché de l’art sont placées en garde à vue : Christophe Kunicki et son mari Richard Semper ; Antoine Godeau, le président de la maison Pierre Bergé & Associés ; Annie Caubet, une ancienne conservatrice du Louvre, et David Ghezelbash, un antiquaire de la rive gauche. Kunicki et Semper ont été mis en examen et placés sous contrôle judiciaire sans être incarcérés. Ce qui n’est pas le cas, quelques mois plus tard en mars 2022, du marchand germano-libanais installé à Hambourg Roben Dib, soupçonné d’être l’un des fournisseurs de Kunicki. L’enquête porte alors sur six pièces archéologiques égyptiennes acquises par le Louvre Abu Dhabi entre 2014 et 2018 dont la provenance croise plusieurs des noms cités précédemment.

Un manque de vigilance

Le Louvre Abu Dhabi a confié à l’Agence France-Muséums le soin de la conseiller pour l’aider à constituer sa collection avec un budget annuel d’environ 40 millions d’euros, sans que France-Muséums soit rémunérée pour cette mission, comme le soulignait un rapport du Sénat en juillet 2017. La commission d’acquisition de France-Muséums était composée en 2016 de huit membres français et quatre émiriens dont le président, lui-même résident d’Abou Dhabi et décideur final des acquisitions. Jean-Luc Martinez est membre de cette commission.

Le juge Gentil reproche à ce dernier de ne pas avoir été assez vigilant dans l’examen des documents de provenance accompagnant l’achat des six pièces, dont une stèle en granit rose sur laquelle est gravé un décret du pharaon Toutânkhamon (vers – 1327 av. J.-C., [voir ill.]), acquise en 2014 pour la somme de 4,5 millions d’euros, et un buste de Cléopâtre acquis en 2018 pour 35 millions d’euros.

Outre des marchands suspects, le parcours de certaines pièces, dont le sarcophage du Met et la stèle du Louvre Abu Dhabi, passe par les mêmes noms. Ces deux objets auraient été vendus dans les années 1930 par un antiquaire cairote du nom d’Habib Tawadros à un certain Johannes Behrens. Cela interpelle un professeur d’égyptologie à l’université de Montpellier, Marc Gabolde, qui travaille sur un projet d’article scientifique sur la stèle depuis que celle-ci est exposée à Abou Dhabi (le musée a ouvert en 2017). Mais pour le spécialiste, « on ne sait toujours pas si Behrens a vraiment existé ou pas » ; quant à Tawadros (ou Toudros, Theodoros en copte passé en arabe), « il a bien existé, avec une boutique en face de l’hôtel Shepheard [au Caire], mais c’était un petit marchand, n’ayant sans doute pas les moyens d’acquérir des pièces très importantes », a-t-il précisé au Journal des Arts.

Marc Gabolde signale ces informations dans une note envoyée en février 2019 à Vincent Rondot, directeur du département des Antiquités égyptiennes au Louvre, et Olivier Perdu, directeur de la Revue d’égyptologie dans laquelle doit être publié l’article. Il joint à sa note « trois petites listes avec les objets Behrens et Tawadros ». Il fait à nouveau part des ses soupçons, cette fois lors d’une réunion fin 2019 en présence de Jean-Luc Martinez. « Au départ, je voulais mettre en notes les trois listes. Comme c’était des listes assez courtes, ça donnait un contexte et un complément d’information », nous explique-t-il. « Mais à partir de 2019, comme deux des objets de ces listes étaient déjà problématiques, mes interlocuteurs n’y étaient pas très favorables. De son côté, le Louvre Abu Dhabi souhaitait que je mentionne Behrens et Tawadros, mais j’étais réticent car [ses représentants] ne m’avaient jamais envoyé la facture de Tawadros dont j’avais demandé copie et je ne voulais pas mettre une information que je n’avais pas pu vérifier. Mais j’avais besoin de leur accord pour publier l’article. Donc, comme solution, j’ai proposé de ne rien mettre du tout sur la provenance dans l’article, ce qui a semblé satisfaire tout le monde », ajoute-t-il. Marc Gabolde a fait une déposition en ce sens à l’OCBC (Office central de lutte contre le trafic des biens culturels) en juin 2021.

Le Journal des Arts a mené sa propre enquête et découvert un autre objet qui indique une provenance Behrens/Tawadros : un Fragment d’enveloppe de momie avec portrait dit « du Fayoum » acquis en 2014 auprès de Phoenix Ancient Art (Genève) par la Fondation Gandur pour l’art, en Suisse. Contacté, Jean Claude Gandur nous a indiqué qu’il ignorait que des doutes pesaient sur ce pedigree et « qu’il allait immédiatement saisir la justice suisse ».

La Rue de Valois lance une mission spécifique

Jean-Luc Martinez a été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire pour « complicité d’escroquerie en bande organisée et blanchiment par facilitation mensongère de l’origine de biens provenant d’un crime ou d’un délit ». Une qualification alarmante laissant croire que le nouvel ambassadeur thématique chargé du patrimoine a activement participé à ce trafic : la gravité de l’intitulé détonne avec le reproche. Aucun soupçon d’enrichissement personnel ne pèse sur l’ancien directeur du Louvre « qui conteste les faits avec la plus grande fermeté » selon ses avocats. Signe de l’embarras de l’exécutif à l’égard du haut fonctionnaire, il a été maintenu à son poste d’ambassadeur, après s’être vu retirer, « à titre conservatoire », le « volet relatif à la lutte contre le trafic illicite des biens culturels » dans le cadre de ses fonctions. Le Louvre Abu Dhabi et le Louvre se sont constitués partie civile, tandis que le ministère de la Culture a demandé à trois personnalités dont Marie-Christine Labourdette, ancienne directrice des Musées de France, de « faire le point sur le cadre juridique, les procédures d’acquisition et leur mise en œuvre, à l’époque des faits et aujourd’hui ».

Depuis cette mise en examen, les projecteurs sont à nouveau braqués sur le Met. Le procureur de New York a saisi le 1er juin cinq antiquités égyptiennes acquises entre 2013 et 2015 auprès des mêmes sources que les objets du Louvre Abu Dhabi. L’enquête n’est pas près d’être terminée.

Des œuvres majeures pour l’égyptologie  

Au cœur de l’enquête, une stèle de granit rose aux dimensions monumentales. Haute d’1,70 m, la pièce acquise par le Louvre Abu Dhabi fin 2016 pour 8,5 millions d’euros n’est pas seulement remarquable par sa taille ou son prix. Dans les conclusions de son étude réalisée pour le Louvre, Marc Gabolde [lire ci-contre] note que les hiéroglyphes gravés sur la stèle « améliorent ponctuellement mais significativement nos connaissances ». Ils fournissent notamment la date la plus récente connue à ce jour du règne de Toutânkhamon, et donnent le nom de deux hauts dignitaires religieux contemporains du pharaon. Cette stèle inachevée n’aurait jamais été érigée, ce qui expliquerait son très bon état de conservation : des analyses supplémentaires pourraient permettre de révéler des traces de pigments et de travail préparatoire, qui éclaireraient le travail des graveurs.Citée également parmi les objets à la provenance douteuse, la tête d’une reine ptolémaïque a été achetée par la version émirienne du Louvre pour 35 millions d’euros. Un prix qui n’est certainement pas sans rapport avec l’identification hypothétique de la reine à Cléopâtre. Au-delà de cette identification prestigieuse, la pièce est un très bel exemple de l’art grec acclimaté au contexte d’Alexandrie. Le sarcophage gigogne de la princesse Henouttaouy est également l’une des pièces maîtresses de la collection du Louvre Abu Dhabi. Il est représentatif des pratiques funéraires à l’orée du premier millénaire avant notre ère, avec ses trois couches protectrices toutes conservées. Il a gardé une polychromie éclatante. Pour ces objets, comme pour deux autres pièces également concernées par l’enquête (un petit hippopotame bleu et une sculpture d’Isis), l’analyse scientifique est toutefois bridée par l’absence de contexte de découverte archéologique. Un problème bien connu de l’égyptologie.

 

Sindbad Hammache

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°591 du 10 juin 2022, avec le titre suivant : Les acquisitions du Louvre-Abu Dhabi dans le viseur de la justice

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque