Préhistoire - Art contemporain

La préhistoire, un horizon contemporain

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 21 mai 2019 - 1225 mots

En projetant sur cette période la vulnérabilité de l’humanité et le relativisme, les artistes font de la préhistoire un sujet extrêmement contemporain où l’on retrouve les préoccupations actuelles de l’anthropocène et de la fin du monde.

Pour le sens commun, les termes de « préhistoire », de « moderne » et de « contemporain » ont quelque chose de contradictoire. De l’aveu de Cécile Debray, co-commissaire de l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne » au Centre Pompidou, la période qui vit naître les premiers hommes et, avant cela, les premières formes de vie, jouit pourtant d’un regain d’actualité dans le champ de la création : « L’exposition est née de l’intérêt pour la préhistoire qui nous a paru récurrent chez beaucoup d’artistes, tant sous sa forme philosophique, c’est-à-dire interrogeant la question des origines de l’art et la manière de se situer dans le temps, que dans ses liens avec les notions d’extinction et de disparition, explique-t-elle. La situation actuelle est finalement assez proche des années 1920-1930, pendant lesquelles s’est constituée la grande vulgarisation sur cette période. »

À première vue cependant, l’attrait contemporain pour les origines étonne : la préhistoire – entendue à Beaubourg dans son sens le plus large, puisqu’elle court des dinosaures au néolithique – n’a jamais semblé aussi distante qu’à l’ère d’Internet et des nouvelles technologies. D’après Cécile Debray, celles-ci jouent pourtant un rôle décisif dans l’intérêt que les artistes portent au lointain passé : « La préhistoire devient une discipline de plus en plus pointue, mettant en œuvre des procédures scientifiques d’investigation, note-t-elle. Cet aspect intéresse beaucoup d’artistes contemporains, dans la manière d’interroger la duplication, la 3D, la réalité virtuelle. La science de la préhistoire s’est d’ailleurs constituée en même temps que la science-fiction. »

Trouble dans le genre humain

À y regarder de plus près, il apparaît que les nouvelles technologies et la préhistoire ont doublement partie liée. Comme l’explique dans Qu’est-ce que la préhistoire ? [Gallimard, Folio, 2016] Sophie Archambault de Beaune, préhistorienne, professeure à l’université de Lyon et co-organisatrice du colloque « La préhistoire au présent » du 15 au 17 mai dernier, elles constituent d’abord un apport notable à la recherche : du séquençage de l’ADN à l’usage de drones lors de la prospection de sites, elles ont permis d’affiner notre connaissance des modes de vie des premiers hommes grâce à « un agrégat de compétences » exercées pour une bonne part « post-fouilles », en laboratoire.

Mais les développements technologiques en cours portent aussi à croire que l’espèce humaine est à un point de bascule. Si l’Holocauste et l’explosion des premières bombes atomiques à Hiroshima et Nagasaki consacraient déjà, selon Günther Anders, l’obsolescence de l’homme, l’essor de l’intelligence artificielle ou de la biologie synthétique, et avec elles l’éclosion de formes de vie et de conscience inédites, est vécu comme l’aube d’une mutation de l’espèce. Pour le transhumanisme, Homo sapiens fait déjà figure d’australopithèque – de « chimpanzé du futur », selon la formule de Kevin Warwick. D’où la tentation de projeter sur la lente éclosion de l’espèce à la préhistoire l’incertitude de l’homme contemporain quant à son devenir.

Dans l’exposition « Préhistoire », les Vénus de Marguerite Humeau, hybrides de femmes et d’animaux, suggèrent ainsi sa fascination pour la biologie synthétique. De la même manière, Human Mask (2014) de Pierre Huygue atteste d’un certain « trouble dans le genre » humain : tourné au moyen d’un drone, le film suit l’errance d’un singe dans la zone irradiée de Fukushima. Vêtu d’un masque anthropomorphe, l’être esseulé évoque tout à la fois la « vallée de l’étrange », ce malaise des humains face aux robots humanoïdes, et la disparition de l’homme, façon Planète des singes.

La préhistoire vue de l’anthropocène

Car, à tout prendre, la péremption possible d’un Homo sapiens diminué est la moindre des menaces qui pèsent sur le présent. « Les artistes projettent sur la préhistoire la vulnérabilité de l’humanité et le relativisme dans lequel nous plonge la connaissance de l’ancienneté de la Terre, explique Cécile Debray. Comme dans la science-fiction, cette projection se fait par rapport à l’anthropocène. D’ailleurs, entre la naissance de l’exposition il y a cinq ans et aujourd’hui, nous notons l’accélération du sentiment presque panique d’un monde courant à sa perte. »

Née dans les années 2000, la notion d’anthropocène désigne l’homme occidental comme un marqueur géologique, du fait de son empreinte majeure sur la Terre depuis la révolution industrielle. Son premier effet est de projeter l’humanité dans un temps d’épaisseur géologique – projection sensible dans les Pétrifiantes (2012), Spores (2014) et Pétrographies (2014) de Dove Allouche. Mais l’anthropocène ouvre aussi sur une représentation eschatologique du monde. À Beaubourg, Hell Sixty-Five Millions Years BC (2004-2005) des frères Chapman le suggère avec une ironie toute postmoderne. En figurant l’instant qui précède l’impact d’une météorite sur la Terre et l’extinction des dinosaures, l’installation nous confronte à l’imminence d’une catastrophe…

Selon Jean-Baptiste Fressoz, auteur de L’Événement anthropocène [Seuil, 2013], celui-ci est également « un point de bifurcation » qui « bouleverse nos représentations du monde » : « Ce retour en force, et non sans violence, de l’histoire de la Terre dans l’histoire du monde crée une nouvelle condition humaine et nous oblige à réintégrer la nature et le système Terre au cœur de notre appréhension de l’histoire, de notre conception de la liberté et de notre pratique de la démocratie », écrit-il. Plus largement, l’anthropocène engage notre position dans le monde. Comme le souligne tout un pan de l’anthropologie contemporaine – d’Eduardo Viveiros de Castro à Philippe Descola –, il renvoie la ligne de partage entre nature et culture au rang des schémas caducs. Il plaide au contraire pour une approche « cosmomorphe », selon la terminologie du philosophe Pierre Montebello. Une approche qui ne pose plus l’homme comme central et extérieur à la nature, mais donne consistance à d’autres êtres – arbres, plantes, animaux ou rivières.

Retrouver la préhistoire

À cette sortie de l’anthropocentrisme, les regards d’artistes sur la préhistoire peuvent offrir d’appréciables ressources. À distance de la discipline elle-même et de ce qu’elle a pu établir sur les modes de vie des premiers hommes, ils font de ce qui résiste à la recherche scientifique les ferments d’une nouvelle relation au monde, dont la raison ne serait plus le seul gouvernail. C’est en tout cas ce que veut croire Pascal Pique, commissaire d’expositions et fondateur en 2014 du Musée de l’invisible. « Les cultures de l’invisible couvrent un spectre très large, qui va de l’astrophysique à l’ésotérisme et la médiumnité, explique-t-il. La préhistoire en est l’épine dorsale, le rachis et la source. » Né d’une exposition d’art contemporain, « DreamTime », à la grotte du Mas-d’Azil, et d’une rencontre avec Jean Clottes, auteur controversé de Les Chamanes de la préhistoire : transe et magie dans les grottes ornées, ce « musée » itinérant s’intéresse aux arbres, aux pierres, aux énergies, aux vibrations de la matière, comme à autant de forces et de motifs innervant les représentations depuis « l’art des cavernes ». « L’enjeu n’est pas de déterminer ce que la préhistoire peut inspirer chez les artistes contemporains, explique Pascal Pique, mais plutôt de faire une transhistoire, de déterminer quelles continuités se créent entre cette époque et la nôtre, de quoi ces continuités partent, comment elles passent, et par quoi. Cela pose un tout autre paysage de l’histoire de l’art. » Au-delà de l’inventaire esthétique et des approches scientifiques s’ouvre aussi un nouvel horizon philosophique et politique : « Avec l’évolution culturelle et technologique, on a inhibé un certain nombre de percepts liés à la nature, note-t-il encore. Les cultures de l’invisible sont la clé de ce point de vue. »

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : La préhistoire, un horizon contemporain

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