L’éditorialiste du JdA pointe la perte d’influence de la critique d’art au profit du marché
Qui, en France, croit encore « en l’importance de maintenir une presse de qualité, indépendante, à l’écoute des artistes et consciente des enjeux contemporains » ? En lançant cet appel le 1er septembre dernier, la revue Artpress espérait sans doute susciter une adhésion bien plus massive.
Destinée à financer la création d’une application mobile, la collecte ouverte sur la plateforme participative Ulule par la revue autoproclamée « de référence » de la critique d’art n’a en effet récolté, en six semaines, que 247 euros (*) pour un objectif affiché de 82 310, seuls cinq contributeurs ayant répondu présent.
Décidément, la position des critiques en France est de plus en plus difficile à tenir ! Dans une conférence donnée le 20 avril 1989 (dont la captation est facile à visionner, en ligne [voir encadré ci-dessous]), l’un des plus connus d’entre eux, Bernard Lamarche-Vadel, avait déjà constaté que leur rôle s’était réduit à la « fonction de lubrifiant » d’un monde de l’art de plus en plus aligné sur son marché. Ayant choisi de s’éclipser en 2000, il tranchait : « J’en ai marre d’être pris pour une burette. »
Bien que se revendiquant « loin des logiques commerciales qui envahissent les espaces culturels », Artpress n’est peut-être pas si étanche aux enjeux du marché. Si elle déplore dans l’éditorial du numéro actuellement en vente qu’aucun critique ne figurât dans la liste des personnes consultées par Martin Bethenod pour son rapport « sur le renforcement de la scène française d’art contemporain », sa directrice de la rédaction, Catherine Millet, n’en annonce pas moins consacrer aux conclusions de ce rapport une place majeure dans son numéro à venir, sans compter un dossier sur une fondation d’entreprise et un « feuilleton » sur une foire…
Le Musée d’art moderne de Paris a certes dédié en 2009 une exposition à Lamarche-Vadel, et le Centre Pompidou commémore en ce moment même au Grand Palais le conservateur Pontus Hultén. Mais il n’a échappé à personne que les célébrations de collectionneurs ou de marchands sont infiniment plus fréquentes dans nos institutions, forgeant à la longue la légende d’un marché omniscient. Cette tendance signale l’importance prise par le commerce dans l’évaluation même des faits artistiques, qui tend à remplacer l’information par une autolégitimation dangereusement endogame. Dans une tribune publiée le 20 mai 1996 par le quotidien Libération, Jean Baudrillard la qualifiait de « complot » : « L’art est entré (non seulement du point de vue financier du marché de l’art, mais dans la gestion même des valeurs esthétiques) dans le processus général de délit d’initié. »
Ses propos furent alors vigoureusement rejetés, en premier lieu par Artpress qui dénonça un amalgame nauséabond, dans un numéro paru le 1er avril 1997 et titré : « L’extrême droite attaque l’art contemporain ». Le philosophe allait pourtant moins loin que la sociologue, spécialiste pionnière du marché de l’art, Raymonde Moulin (1924-2019), qui décortiqua le « marché de concurrence monopolistique » de l’art dans le magazine L’Œil en 2011 et conclut : « Ce qui serait dans d’autres domaines délits d’initiés, conflits d’intérêts, abus de position dominante relève ici de l’appartenance au cercle le plus restreint et le plus valorisant du monde de l’art. »
Considérée par les économistes comme une « imperfection de marché », la concurrence monopolistique caractérise en effet le marché des œuvres d’art, par nature uniques et singulières. Chaque vendeur dispose ainsi d’un monopole pour son offre, et doit donc se démener pour différencier ses « produits ». Or la présence des artistes dans les foires, fondations, maisons de ventes internationales et méga-galeries étant devenue le critère de jugement dominant pour leur qualité, c’est bien le marché qui désormais s’auto-évalue en circuit fermé – d’autant qu’il se concentre de plus en plus.
Confrontés à cette tautologie anaérobique, les acheteurs risquent d’adopter la posture de la « sélection adverse », théorisée dès 1970 par George Akerlof, Prix Nobel d’économie 2001 : dans tout secteur qui ne parvient pas à mettre en place des critères d’évaluation indépendants et transparents, permettant aux clients de distinguer en toute connaissance de cause la qualité recherchée, inexorablement « la mauvaise marchandise chasse la bonne ». En conséquence, le nombre de transactions diminue, voire le marché disparaît. Sombre perspective pour ceux qui ont vraiment besoin d’en vivre, à commencer par les seuls indispensables : les artistes eux-mêmes.
(*) Le 29 octobre 2025, la participation était de 18 personnes pour un montant de 2 152 €.
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Marché partout, justesse nulle part ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°663 du 17 octobre 2025, avec le titre suivant : Marché partout, justesse nulle part ?







