Société

Dématérialisation : hier, aujourd’hui, demain

Par Pascal Ory · Le Journal des Arts

Le 28 novembre 2020 - 646 mots

Faisons le pari que la plus durable épidémie de cette terrible année 2020 n’aura pas été celle du virus mais celle du virtuel.

Télévision et ordinateur. © Pxhere, CC0
Télévision et ordinateur.

Télétravail, télé-enseignement, visioconférences et autres « apéros virtuels » : un mot la résume, mieux que les autres : « dématérialisation ». Reste que, à l’instar de toutes les grandes crises de l’Histoire, la crise présente est moins une fondation qu’une accélération. La violence des temps a imposé un usage massif des outils de la dématérialisation, au point de faire oublier que la tendance ne date pas d’hier. Une fois de plus, c’est du côté de la culture et, plus précisément encore, du côté de l’art qu’il faut chercher l’une des clés de toute cette histoire.

Vue sous cet angle, la modernité culturelle s’identifie à deux grandes tendances : la reproduction et la transmission à distance. La première remonte au bas mot à Gutenberg mais elle triomphe au XIXe siècle, qui sera la grande époque de la « graphie », de la litho- en 1800 à la cinémato- en 1895, en passant par la photo- ou la phono-. Et dès ce moment le relais commence par être pris par la seconde, que résume une autre formule : « télé ». Le télégraphe est contemporain de la lithographie ; le téléphone, de la phonographie. L’année 1900 sera même celle où, à Paris, dans le cadre de l’Exposition universelle, s’invente un projet appelé à devenir hégémonique : la télévision.

On voit que c’est la transmission à distance qui réalise – qui matérialise pourrait-on dire – la dématérialisation pure et parfaite. Toute la différence entre une représentation théâtrale et la projection d’un film. Mais la reproduction joue aussi son rôle dans le processus. En apparence, elle sur-matérialise puisqu’elle multiplie l’objet. Mais elle contribue aussi à le détacher de son rapport matériel ancien, celui d’objet unique, façonné par un créateur – disons le mot : par un corps – unique. La dématérialisation est donc relative, quand celle de la transmission à distance est absolue.

Les conséquences de cette gigantesque révolution culturelle ne nous sont pas encore toutes clairement perceptibles. Il n’est pas sûr, par exemple, que la reproduction se traduise par une dégradation de l’« aura » de l’œuvre d’art, comme le pensait Walter Benjamin. Il n’est pas sûr non plus que la démocratisation de l’art mais aussi, plus révolutionnaire encore, la démocratisation de l’artiste par l’« union des arts et de l’industrie » soit vérifiée, comme le pensait l’étonnant et méconnu Léon de Laborde [1807-1869]. Au reste, les questions les plus radicales sont celles que nous pose la dématérialisation absolue, moins en elle-même que par son apparent triomphe.

D’un côté, on n’oubliera jamais que l’un des grands moteurs de l’histoire humaine est cette loi de compensation qui, face à l’émergence du cinématographe, fait écrire en 1913 à Jacques Copeau, dans son Manifeste, l’éloge du « tréteau nu ». Au cœur même de la pandémie d’aujourd’hui l’avenir du spectacle vivant – du concert au ballet en passant par les différentes déclinaisons de l’art dramatique – n’est aucunement remis en cause. En revanche, cet art hybride qu’est, quand on veut bien y réfléchir, le « cinéma de salle » – dématérialisé sur l’écran, théâtralisé dans la salle – a de gros soucis à se faire.

Peut-être se retrouvera-t-on à l’avenir devant une situation clivée. D’un côté, une prolifération d’images et de sons soit déjà enregistrés, soit encore en live mais virtualisés, serait notre vie quotidienne, rançon inévitable d’une humanité à la fois mondialisée et massifiée. Mais, en face, continuerait à s’exprimer un autre type de rapport à l’œuvre, fondé sur une expérience sensible toute différente : le contact direct – contre la dématérialisation absolue – et l’ici et maintenant – contre la dématérialisation relative. Des corps vivants découvrent, dans l’espace et dans l’instant d’un concert, d’une représentation, d’une exposition, une réalité tangible, une aventure sensuelle. Elle peut être corps, elle peut être matériau, « dramatique » ou « plastique » : il paraît qu’on appelle ça de l’art.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°555 du 13 novembre 2020, avec le titre suivant : Dématérialisation : hier, aujourd’hui, demain

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