Arabie Saoudite - Musée - Politique

Centre Pompidou, un contrat condamnable ?

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 28 mars 2023 - 580 mots

La realpolitik ne s’embarrasse pas de sentiments. Les démocraties font des affaires avec les dictatures, c’est bon pour la balance commerciale et l’emploi. Et puis, concurrence internationale oblige, si un État refuse un marché, un autre s’engouffrera dans la brèche. Il faut qu’une dictature franchisse la ligne rouge d’une invasion militaire (Russie) ou d’une menace atomique (Iran) pour que des sanctions soient prises.

Site archéologique d'Hegra à Al-Ula. © Effebi
Site archéologique d'Hegra à Al-Ula.
© Effebi

Les œuvres de l’esprit, qui ont besoin de la liberté d’expression et s’épanouissent grâce à elle, peuvent-elles être considérées à la même aune ? La question n’est pas nouvelle mais elle se pose aujourd’hui dans un contexte différent, marqué par une sensibilité accrue aux sujets de société. Ainsi, des professionnels de musées, comme ceux réunis au sein de l’Icom, demandent que leurs institutions ne soient plus passives mais qu’elles deviennent responsables et agissent en faveur d’évolutions nécessaires. Ils s’appuient sur les revendications d’une jeunesse plus mobilisée, celle qui a contraint des musées à renoncer au mécénat de compagnies pétrolières, à celui des groupes pharmaceutiques de la famille Sackler, celle qui milite contre l’« artwash », l’effacement des atteintes aux droits de l’homme par des accords culturels. À cet égard, le partenariat que vient de conclure le Centre Pompidou avec l’Arabie saoudite pour la création d’un musée d’art contemporain leur donne du grain à moudre. « Ce partenariat vise à accompagner la valorisation et le développement des espaces culturels, artistiques et créatifs du site de Al-Ula. Le Centre Pompidou apportera son expérience scientifique et technique dans la formation du personnel, particulièrement en matière de conservation, de gestion des collections et de médiation. Il pourra également intervenir en soutien à l’organisation de la programmation culturelle et événementielle. » Le communiqué est sibyllin.

Au Democracy Index 2022, publié par The Economist, l’Arabie saoudite a « gagné » deux places. Avec une note de 2,08/10, elle se classe néanmoins au 150e rang, devant notamment la Libye (2,06), l’Iran (1,54) et l’Afghanistan 167e et dernier (0,32). L’assassinat du journaliste d’opposition, Jamal Khashoggi, dans le consulat du royaume à Istanbul, étranglé avant que son cadavre ne soit sauvagement démembré, date de 2018. Depuis, devant le tollé international, Riyad a affiché quelques assouplissements, en faveur des femmes notamment, mais la poigne de fer s’est peu relâchée contre ceux affichant la moindre critique.

Le Centre Pompidou va-t-il contredire les contempteurs de l’« artwash » ? Attendons de constater la marge de manœuvre qu’il obtiendra, les réalisations qu’il co-achèvera. Pourtant, la première exposition internationale présentée actuellement sur le site de Al-Ula apporte peu d’arguments à ceux qui croient encore que les échanges culturels peuvent faire évoluer un pouvoir très autoritaire. Sous le titre « Fame » (notoriété), le Musée Andy-Warhol de Pittsburgh ne montre pas la complexité de l’artiste, mais seulement sa manie pour le glamour. Une succession insipide de portraits : Liz Taylor, Jackie Kennedy, Marlon Brando, Muhammad Ali… Au pays où l’homosexualité, le travestissement ont été qualifiés de « crime ignoble », aucun dessin érotique gay de Warhol, aucun polaroïd de la série « Self-Portrait in Drag ». Au royaume où la peine de mort a été méthodiquement appliquée, la série « Big Electric Chair » n’a pas sa place non plus. Le Centre Pompidou aurait-il péché par excès de naïveté ? Sans doute pas. En 2018, la France a signé un accord intergouvernemental pour transformer le site antique d’Al-Ula en un parc touristique et culturel de luxe. Deux millions de visiteurs sont espérés en 2035, dont 40 % d’étrangers, en perspective d’une Arabie saoudite de l’après-pétrole. Le Centre Pompidou a seulement été ravalé au rang d’instrument au service d’une politique d’État.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°608 du 31 mars 2023, avec le titre suivant : Centre Pompidou, un contrat condamnable ?

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