Arabie Saoudite - Tourisme

SITE ARCHÉOLOGIQUE

Le tourisme culturel VIP de l’Arabie saoudite

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 10 février 2023 - 1261 mots

Encore inaccessible il y a trois ans, le site d’Al-Ula s’ouvre aux premiers visiteurs. L’Arabie saoudite y construit à toute vitesse une offre touristico-culturelle haut de gamme, sur un vaste territoire jadis à l’abandon.

Rue commerçante de la vieille ville d'Al-Ula. © Afalula
Rue commerçante de la vieille ville d'Al-Ula.
© Afalula

Arabie saoudite. Fin 2022, l’Arabie saoudite se montrait sous son meilleur jour. L’équipe nationale de football créait la surprise en battant, lors de son premier match de la Coupe du monde de football, le futur vainqueur de la compétition, l’Argentine, quelques semaines avant que le club Al-Nassr annonce le recrutement de la superstar vieillissante Cristiano Ronaldo. Au même moment, sur les réseaux sociaux, les publicités pour Sindalah fleurissaient : une île paradisiaque de la mer Rouge qui, en 2024, deviendra une destination de luxe pour les touristes internationaux. Et, en octobre dernier, le royaume était choisi pour organiser les Jeux asiatiques d’hiver (!) sur le site de Trojena, le district montagneux de Neom, une ville futuriste dont les plans dignes d’un décor de science-fiction se répandaient sur Internet. L’ombre de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, en 2018, s’estompe peu à peu…

Tourisme balnéaire, sportif, technologique, dans la course à la tertiarisation de son économie (par le plan « Vision 2030 »), l’Arabie saoudite veut devenir tout à la fois Charm el-Cheikh, Doha, Bahreïn et Abu Dhabi. Pierre angulaire de cette stratégie, une offre touristico-culturelle s’installe dans un territoire grand comme la Belgique, autour du site archéologique d’Hegra et de la petite ville d’Al-Ula.

Site archéologique d'Hegra à Al-Ula. © Effebi
Site archéologique d'Hegra à Al-Ula.
© Effebi

Dans cette région désertique, vivant de la culture des palmiers dattiers, les investissements considérables du royaume permettent d’ores et déjà d’accueillir les visiteurs, seulement quatre ans après le lancement du plan directeur. Le public français a appris à placer cette destination sur la carte du Moyen-Orient : une campagne de promotion en 2019, une exposition à l’Institut du monde arabe et la présence de l’Agence française pour le développement d’Al-Ula (Afalula) ont rendu familière cette région encore inconnue il y a quelques années. Au début du mois de décembre, l’ouverture d’une ligne aérienne directe entre Paris et Al-Ula affirmait l’entrée en phase opérationnelle de ce grand plan culturel et touristique.

Un décor luxueux pour touristes fortunés

Nichés dans les formations rocheuses du paysage d’Al-Ula, les hôtels Habitas et Bamyan Tree [voir ill.] viennent de sortir du sable. Les bungalows de luxe éparpillés au fond d’une petite vallée sont reliés à la réception de l’hôtel par des voiturettes de golf, conduites par une main-d’œuvre d’immigrés venus du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne. Dans la vieille ville d’Al-Ula – un labyrinthe de terre crue en ruine, abandonné dans les années 1980 –, la rue principale est à nouveau animée : restaurants, cafés à la mode européenne, magasins d’artisanat, et même les bureaux de l’antenne saoudienne d’Icomos, l’association internationale de protection du patrimoine. « Tout cela n’existait pas il y a encore deux mois », confie, impressionné, un photographe installé dans la ville. Les routes flambant neuf, et copieusement arrosées chaque matin, ont remplacé des pistes sablonneuses que personne ne regrette, surtout pas les chauffeurs des SUV rutilants qui transportent les premiers visiteurs. Partout règne l’impression d’un décor que l’on bichonne avant le lever de rideau.

Terrasse d'un bungalow de luxe de l'hôtel Banyan Tree à A-lUla. © Banyan Tree AlUla
Terrasse d'un bungalow de luxe de l'hôtel Banyan Tree à Al-Ula.
© Banyan Tree AlUla


« L’Arabie saoudite et la Commission royale d’Al-Ula déploient des efforts considérables et une importante énergie économique pour développer un nouveau tourisme, note Jean-Pierre Heim, architecte français invité par la Commission royale à participer aux restaurations de la vieille ville. Tous les sites archéologiques seront visités en petits groupes limités pour mettre en place le tourisme de demain, sans commune mesure avec le tourisme de masse observé ailleurs. » Ainsi, la visite du site d’Hegra [voir ill.] offrira une tout autre expérience que celle de sa voisine jordanienne, Pétra, qui pâtit de la surfréquentation touristique. Ouvert seulement depuis 2019 – en même temps que la délivrance des tout premiers visas touristiques –, mais inscrit sur la liste du patrimoine mondial depuis 2008, le vaste site archéologique commence à livrer son potentiel.

« Storytelling » religieux saoudien

Il faut rappeler que, pour les Saoudiens, le site n’a pas l’attrait que lui trouvent les amateurs d’archéologie venus d’Europe. Avec le rejet du patrimoine pré-islamique par le régime wahhabite, les locaux évitent le site qu’ils associent à la malédiction divine qui aurait frappé la ville, comme l’indique un membre de la Commission royale. Le guide du parcours, Atif, est pourtant bien un natif de la région, qui préfère d’ailleurs qu’on le considère comme un storyteller [un conteur]. C’est à bord d’un pick-up à l’élégante peinture vert d’eau que se fait la visite : une aventure archéologique balisée, dans laquelle le commentaire retrace l’histoire de la civilisation nabatéenne, insistant sur sa tolérance religieuse. Devant une vaste salle creusée dans la roche, surnommée « parlement nabatéen », une petite niche vide attire l’attention : celle-ci permettait aux visiteurs étrangers de placer une statue de leur divinité pour rendre leur culte.

Avec l’arrivée des premiers touristes, Al-Ula soigne son statut de vitrine d’un royaume plus tolérant, tel que Mohammed Ben Salman (surnommé MBS), le prince héritier, souhaite le présenter depuis qu’il en a pris les rênes en 2015. Les nombreux Occidentaux collaborant à cette entreprise, et dont l’expertise est indispensable aux ambitions de MBS, mettent en avant le récent relâchement des interdictions les plus dures, frappant notamment les femmes. « En venant ici, j’ai pu constater que beaucoup de choses étaient en train de changer, et j’ai eu envie de faire partie de ce mouvement », explique ainsi Iwona Blazwick, qui a laissé son poste de directrice de la Whitechapel Gallery à Londres pour mener le projet Wadi Al Fann [lire p. 24]. « Il y a beaucoup d’ignorance sur la culture arabe », ajoute-t-elle.

Impact du tourisme sur la ville et ses habitants

Au Center for Arts, c’est un vernis social que la Commission royale – avec l’aide de la fondation du prince de Galles – donne au grand projet d’Al-Ula, dans un pays où le taux de pauvreté avoisinerait les 20 %. « Les grands schémas directeurs, c’est très bien, mais comment cela affecte les gens qui vivent ici ? interroge le Dr Khaled Azzam, directeur du centre. Nous voulons connecter ces gens au projet. » Dans l’ancienne école pour filles de la ville, une trentaine de femmes sont formées, par des tuteurs venus du monde entier, aux artisanats traditionnels : teintures fabriquées avec des ingrédients locaux, tissage, sculpture sur pierre, leurs productions alimenteront les boutiques des sites et musées en souvenirs made in Saudi.

Les huit grands musées qui feront d’Al-Ula un « hub » culturel d’ici 2035 et l’infrastructure touristique bâtie à toute vitesse pour les accompagner – pour un budget se comptant en dizaines de milliards de dollars – sont destinés à une clientèle touristique internationale, plutôt fortunée. Les restaurants y proposent de la gastronomie thaïe, ou des focaccias italiennes. L’hôtel Habitas organise des cours de yoga, de méditation ou de renforcement musculaire. La programmation culturelle proposait en 2022 une version saoudienne du Desert X, festival d’art californien en plein air. Ce cocon touristique demeure séparé du reste de la ville par de nombreux check-points : c’est « VIP only ».

La Commission royale vise un tourisme qualitatif plus que quantitatif : 2 millions de visiteurs par an, soit un chiffre comparable à celui de la Corse, sur un espace bien plus vaste, mais six fois moins peuplée. Le projet de land art Wadi Al Fann, unique au monde, compte attirer tout au plus sept cents visiteurs par jour. Des ambitions mesurées pour préserver une qualité de visite. Et construire une bulle culturelle, dans laquelle il sera aisé d’oublier que l’Arabie saoudite se situe à la 152e place (sur 167 pays) de l’« Index de démocratie », publié par le groupe de presse britannique The Economist.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°604 du 3 février 2023, avec le titre suivant : Le tourisme culturel VIP de l’Arabie saoudite

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