Art contemporain

À Nice l’école qui a dynamité les genres

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 26 juin 2017 - 1907 mots

La cité niçoise offre à son école éclectique et versatile une célébration joyeuse, histoire de rappeler qu’elle fut le berceau turbulent de bien des talents : Ben, Raysse, Arman…

« École de Nice » : encore aujourd’hui, l’appellation fait débat, comme le rappelle la directrice du Mamac à Nice, Hélène Guenin, dans son texte introductif au nécessaire catalogue de l’exposition « À propos de Nice », publié cet été à l’occasion du grand raout niçois. Si, en 1965, la plupart des artistes du cru reconnaissaient une synergie et un esprit communs dont ils ont concédé qu’ils fassent école, il est palpable que le label ne soit pas le meilleur. Il ne faut pas oublier qu’il sert surtout à contrecarrer l’hégémonie d’une École de Paris déchue dont les jeunes artistes de la Côte d’Azur ont allègrement piétiné la tombe. En l’absence de critique d’art officielle pour ce mouvement qui n’en est pas un – même si Sacha Sosno entreprendra par la suite sa mise en théorie et en histoire –, chacun y est allé de sa définition, d’où la difficulté à s’accorder sur le contenu autant que sur la labellisation. Le terme avait émergé sous la plume de Claude Rivière dans Combat en 1961, puis avait été plus largement diffusé dans L’Express et Identités en 1965.

Une école buissonnière

À cette date, les principaux concernés acceptent l’étiquette qui offre l’avantage de sédimenter une nébuleuse d’esprits indépendants et rebelles, « un phénomène de cristallisation et d’effervescence », ainsi que le qualifie Guenin. Mais, très vite, les quolibets fusent : « salade niçoise » pour François Pluchart dans Combat en 1966, « auberge espagnole » pour Pierre Restany, père des Nouveaux Réalistes. Ce dernier aura entretenu un rapport des plus ambigus avec l’école. Auteur de textes introductifs à des expositions produites par la Galerie Alexandre de La Salle à Vence, Restany ne sera pas gêné pour dire plus tard son mépris de cet « opportuniste », de ce « mouvement d’autopromotion local » allant jusqu’à qualifier Ben de « grand animateur social » dansLe Roman de l’École de Nice, écrit par Édouard Valdman. C’est finalement à Hélène Guenin que revient la meilleure formule, avancée au terme d’une recherche élégante et pertinente : « Une école buissonnière en somme, plutôt qu’une école formalisée, qui semble bien plus adaptée à l’esprit séditieux et potache de ses membres. » Buissonnière, le terme est parfait pour qualifier le refus d’ordre et de marche en rang serré de ces hommes indisciplinés qui ont refusé les diktats de la capitale et bâti un art du réel frappant au pouls du monde. Car Nice, sous les assauts de Ben, d’Arman et de Martial Raysse, entre autres, n’aura dès lors plus rien de l’endormie provinciale et surannée dominée par l’héritage de Matisse, Dufy et Bonnard. La ville se connecte dans les années 1960 aux scènes américaines et au reste de l’Europe grâce à Ben, passeur infatigable qui déniche des publications tous azimuts qu’il diffuse à partir de sa boutique, ouverte de 1958 à 1972. C’est lui qui introduit la jeunesse artistique à Fluxus, à l’Art total, invite George Maciunas, met des coups de pied dans la tranquillité balnéaire, fédère la scène artistique, et ce, encore aujourd’hui, à plus de 80 ans, restant une figure omniprésente (et omnipotente) de Nice. C’était d’ailleurs lui qui, en 1977, à l’invitation de Pontus Hultén, organisa avec le critique Maurice Eschapasse une des premières expositions du Centre Pompidou, intitulée « À propos de Nice », où il effectua un bilan de la scène du comté sur vingt ans, de 1956 à 1976. C’est d’ailleurs cet événement qui sert de parenthèse de fin à la chronologie de l’actuelle exposition niçoise au Mamac, dont les prémices sont actées en 1947. À cette date, les artistes Yves Klein et Arman et l’écrivain Claude Pascal font un pacte et se partagent le monde depuis le bleu du ciel, infini, jusqu’aux matérialités terrestres, en passant par l’air, insaisissable.

Une école, des Écoles

Mais après cette alliance, rien ou si peu ; le véritable coup de semonce attendra la fin des années 1950. En 1958, Ben, Martial Raysse, Claude Gilli et Albert Chubac exposent ensemble à la galerie Scorbut. Ben (Benjamin Vautier) depuis sa boutique-capharnaüm, ne vend pas que des disques. La culture du monde occidental s’y concentre. Il est bilingue en anglais, liant, il ne tarde pas à découvrir les forces vives de la ville, à les fédérer. Il s’active dans les rues de Nice. « Sans Ben, d’ailleurs, ce que l’on peut appeler École de Nice n’aurait jamais existé. Il en a été le professeur, enseignant et expliquant aux jeunes ce qui se faisait dans le monde entier », confiera Arman à Valdman. Et Ben, clairvoyant, de dire à son tour : « Je dirai qu’il n’y a pas une École de Nice, mais des écoles de Nice, c’est-à-dire plusieurs tendances créatives : Supports/Surfaces, Fluxus, le Nouveau Réalisme. » Et, très justement, de faire remarquer que ces mouvements ne sont aucunement niçois. Cependant, ils ont trouvé une liberté dans la ville qui est devenue un foyer spécifique de leur développement. Ainsi, Martial Raysse sera l’autre figure incontournable de l’école, même si depuis, il la passe sous silence. Héros du mouvement que Restany lança à Milan en 1960 (et qui sera exposé en 1961 à la Galerie Mutator à Nice), Raysse le « nissart » produit un art de l’assemblage et de l’installation où le motif des loisirs et de la plage est prépondérant. Ainsi Raysse Beach (1962) compile-t-elle du sable, des ballons gonflables, un parasol, une serviette de plage, un juke-box avec des peintures de pin-up, un esprit yé-yé et apparemment futile qui sied à la ville de la promenade des Anglais. Elle est aussi un indicateur d’un des marqueurs principaux de l’école de Nice, une façon de faire hold-up du réel, de l’accaparer avec ironie. Ben signe et qualifie tout ce qui l’entoure de la ligne d’horizon du bord de mer (Tracer et signer la ligne d’horizon, 1962) jusqu’à lui-même, allant jusqu’à tenir l’année suivante, une pancarte disant : « Regardez-moi, cela suffit ».

Une bande de trublions

Populaire, l’école de Nice le sera, s’emparant sans vergogne des objets et des situations, jouant des matériaux les plus humbles comme Arman et ses portraits-poubelles, ou Bernar Venet, dont les œuvres de jeunesse ont récemment été exposées à l’Espace de l’art concret de Mouans-Sartoux. Des cartons pliés, des surfaces passées au goudron, Venet détruisait les prétentions de l’abstraction décorative, comme Arman passait sa colère sur des objets de tous acabits. L’École de Nice s’est faite aussi iconoclaste que légère et hédoniste, elle a dynamité les genres : « Les artistes de Nice sont naturellement destructeurs », rappelle Valdman. Pas étonnant qu’elle ait agité et pourfendu les standards, se soit plu dans l’art insaisissable de la performance. En l’absence de collectionneurs très nombreux, les artistes pouvaient tout se permettre comme l’avait montré, il y a quelques années, le projet historique de la Villa Arson autour de la performance sur la Côte d’Azur – une compilation effectuée par Éric Mangion entre 2007-2012, aujourd’hui disponible sur le site Internet performance-art.fr. Les Niçois ont été bousculés dans leur train-train par cette bande de trublions. En 1961, Niki de Saint Phalle tire publiquement à la carabine sur ses Tableaux-surprises. Elle offre aussi au spectateur de s’adonner à cet acte de création-destruction ; un « dripping au revolver » comme l’écrira Restany. De leur côté, Ben, Marcel Alocco, Robert Bozzi, Robert Erébo, Dany Gobert, Pierre Pontani et Annie Vautier pratiquent un théâtre total nourri de l’influence Fluxus comme le rappelle Éric Mangion. Un théâtre sans spectateurs, spontané parfois, toujours déroutant pour le public. Berthold Brecht et Robert Filliou ont ensuite installé non loin de là, à Villefranche-sur-Mer, leur Cédille qui sourit, entre 1965 et 1968, offrant un nouveau pied-à-terre de diffusion et d’expression pour stimuler leurs obsessions. Après ce feu roulant, au début des années 1970, une seconde salve relance l’esprit de l’école sous une autre forme, celle de Supports/Surfaces, éphémère mouvement plutôt nîmois (avec Claude Viallat), vers lequel convergent les Niçois Louis Cane (né à Beaulieu-sur-Mer), Patrick Saytour et Noël Dolla. Ce dernier est aujourd’hui l’autre figure de référence de la ville. Enseignant de longues années à la Villa Arson, il demeure un artiste essentiel à Nice et continue de produire des œuvres sans concession, comme le Mac Val à Vitry-sur-Seine l’a montré en 2009, œuvrant à partir de matériaux souvent modestes tels que ses rouleaux de gaze tarlatane ou même des torchons dans les premiers temps de sa carrière.

Une indépendance capitale
 

Ainsi, l’École de Nice est-elle formée d’un ensemble d’individualités fortes, d’identités artistiques qui ont travaillé leur signature visuelle comme un art, ainsi que le démontre la section « Quête d’absolu/L’invention des gestes » de l’exposition au Mamac. Klein s’est emparé du vide en un saut, Venet s’est jeté dans un tas d’ordures avant de marquer les espaces publics de ses énormes structures d’acier, Arman a détruit, Ben a tout fait, littéralement, en toute modestie. Ces hommes ont forgé un rapport à l’art obsédé par le nouveau et l’originalité, par la peur de la péremption et de la décadence, celle de l’École de Paris. Cela explique aussi peut-être leur goût pour les objets proches du rebut. Une façon également en s’en emparant de les sauver momentanément de la déroute, de les sacraliser. Ils ont œuvré à se passer de la capitale, à entretenir leur indépendance, travaillant des axes avec Los Angeles (où exposèrent Klein, Raysse, Arman) et New York (où vécurent Arman, Venet et Roland Flexner). Ils ont toujours vu grand et surtout pas hexagonal, encore moins régional dans le sens étriqué du terme. Un trait politique lié au statut particulier de la ville, longtemps comté indépendant ? Peut-être. Il fallait bien l’intégralité des 2 400 m2 du Mamac pour essayer d’y voir plus clair dans cette école déraisonnable et égotique, assurément hirsute, à l’image de sa ville, séduisante par sa douceur méditerranéenne autant qu’elle est accidentée par son relief, scarifiée par son aménagement urbanistique, fruit de la politique mégalomane de la dynastie Médecin.

 

Aux sources de Noël Dolla
En 1969, Noël Dolla grimpe à 2 000 m d’altitude, dans l’arrière-pays niçois, pour peindre des roches d’un rose pétaradant et bien synthétique. Propos neutre n° 2, Restructuration spatiale inaugure la série du même nom réalisée principalement entre 1969 et 1972, alors même que les Land Art américain et britannique s’emparent eux aussi du paysage, mais pas pour y peindre hors cadre tel que l’a fait Dolla, dans la philosophie des Supports/Surfaces. « Il n’y avait rien à vendre et c’est pour cela que, par la suite, c’est resté quelque chose d’inconnu, relativement peu connu en tout cas… Par conséquent, l’œuvre est vraiment restée ce pour quoi elle était faite, c’est-à-dire un moment privilégié d’échange hors de contexte économique, hors des galeries, hors des musées, hors d’un système économique particulier et, à l’époque, la prise de position politique et économique était très importante, en tout cas pour moi », confiait Noël Dolla à Élodie Antoine en 2000. Certaines des Restructurations durèrent seulement quelques heures, à l’instar de la toute dernière, réalisée entre 14 h et 18 h en 1980 sur la plage de Nice à l’aide d’un bulldozer, pinceau mécanique de Dolla qui traça trois disques, pigmentés ensuite par l’artiste. C’est cette histoire d’un Land Art à la française, dissident, transgressif, qui est racontée à la Galerie des Ponchettes. Mais comme Noël Dolla est tout sauf un artiste qui vit dans le passé, il y expose notamment un projet in situ, métamorphosant cet endroit phare de la ville de Nice.
B. R.
 
« Noël Dolla, Restructurations spatiales »,
jusqu’au 22 octobre 2017. Galerie des Ponchettes, 77, quai des États-Unis, Nice (06), www.mamac-nice.org

 

 

« Nice 2017. École(s) de Nice »,
quatre expositions durant tout l’été et jusqu’au mois d’octobre au Musée Masséna, au Mamac, à la Galerie des Ponchettes et au 109. Commissaires : Jean-Jacques Aillagon, Élodie Antoine, Rébecca François, Géraldine Gourbe, Hélène Guenin, Aymeric Jeudy, Marie Maertens et Florence Ostende. www.nice.fr/culture

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : À Nice l’école qui a dynamité les genres

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