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ESSAI

L’art peut-il guérir la mémoire ?

Par Marie Zawisza · Le Journal des Arts

Le 11 février 2024 - 669 mots

À travers ses observations cliniques et l’histoire de l’art, le neurologue Pierre Lemarquis suggère que l’art est un antidote à l’oubli, mais permet aussi de traverser les épreuves de la vie.

Pierre Lemarquis. © Sylvain Thiollet
Pierre Lemarquis.
© Sylvain Thiollet

Cette phrase sublime de Michel Ange qui chante son désir de « mettre dans le marbre » ses amours, est l’une de celles qui ouvrent L’Art qui guérit la mémoire. Trois ans après le succès de son Art qui guérit, le neurologue Pierre Lemarquis se focalise sur les relations entre l’art et la mémoire, accompagné par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik qui signe la préface de cet ouvrage captivant.

Dans une observation clinique, Pierre Lemarquis décrit une vieille femme atteinte de la maladie d’Alzheimer qui, soudain, en entendant un air de Tchaïkovski, esquisse des gestes gracieux : la musique a ressuscité le souvenir du temps où elle était ballerine. L’art, rappelle le neurologue en évoquant une légende rapportée par Pline l’Ancien, est né du désir d’une jeune femme de retenir son amant en traçant son profil au charbon de bois, six siècles avant notre ère – et cette volonté de barrage contre le pacifique oubli se retrouve aussi bien dans l’art des monastères que chez Christian Boltanski ou dans les peintures des Aborigènes gardant la mémoire d’un territoire et de son histoire.

Comme une vaccination

Avec rigueur et pédagogie, dans un style empreint de poésie, Pierre Lemarquis démontre au fil des pages, bien illustrées, comment l’art permet à l’homme de conserver ses souvenirs personnels comme ceux de l’humanité, pour se projeter dans le futur. En nous guidant dans son musée imaginaire, le neurologue explore les mécanismes de la mémoire, qui se développe au contact des images et de l’émotion esthétique, comme il met en lumière son rôle dans le psychisme.

Car il n’est pas, en effet, seulement question dans cet ouvrage d’un art qui serait simplement un antidote à l’oubli. Il constitue, aussi, une « vaccination » permettant de traverser les épreuves de l’existence. L’exemple le plus probant est sans doute celui de l’historien d’art allemand Aby Warburg, l’inventeur de l’iconologie, la science des images, qui a développé l’idée de l’empathie esthétique. Interné de longues années en raison d’une psychose maniaco-dépressive, ce dernier a réalisé un exposé, dans lequel il présentait des images d’Indiens des Amériques tenant des serpents entre leurs dents – un imaginaire qui le fascinait depuis l’enfance – et du Laocoon, copie romaine en marbre d’une statue grecque représentant le prêtre troyen Laocoon attaqué par les serpents. Ces représentations contemplées dans son passé, en rencontrant les monstres de ses angoisses présentes, ont amorcé sa guérison : à son insu, elles l’avaient vacciné dans son jeune âge contre les turpitudes qui allaient advenir par la suite. « Nous ne voyons plus le monde de la même manière quand l’art nous donne à contempler, à penser, à rire et à pleurer les tragédies de l’existence », souligne dans sa préface Boris Cyrulnik, qui s’est rendu célèbre pour sa théorisation de la résilience, capacité de l’individu à dépasser ses traumatismes et se projeter dans l’avenir.

L’aspect le plus fascinant de l’ouvrage réside sans doute dans l’analyse d’un autre pouvoir octroyé par la contemplation des œuvres d’art : celui de dépasser la simple mémoire individuelle pour se glisser dans une mémoire collective et la faire nôtre. Un artiste ayant vécu une expérience ineffable, esthétique ou mystique, dont il témoigne dans son art, nous donne accès à ce qu’il a vécu. « En contrôlant sa respiration, il a effacé de son cœur ses préoccupations terrestres, il a oublié ses soucis, ses passions, ses défauts, au point de s’oublier lui-même, et, le souffle coupé, il a pu se dissoudre dans la contemplation de la beauté, en amont du langage, y trouver l’apaisement apporté par la lumière, l’amour, l’absolu, ne faire qu’un avec, en pleine conscience, retirant à chaque passage entre le monde spirituel et le nôtre un voile au mystère de la révélation ultime à l’infinie mémoire », écrit Pierre Lemarquis. Une expérience de l’éternité, et un pied de nez à la mort, qui effacerait de notre cerveau tout souvenir…

Pierre Lemarquis, L'art qui guérit la mémoire, 2023. © Hazan
Pierre Lemarquis, L'art qui guérit la mémoire, 2023.
© Hazan
Pierre Lemarquis, L’Art qui guérit la mémoire,
Éd. Hazan, 2023, 192 pages, 29 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°626 du 2 février 2024, avec le titre suivant : L’art peut-il guérir la mémoire ?

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