Chine - Presse

PRESSE D’ART

La Chine met l’art sous presse

Par Michel Temman, correspondant au Japon · Le Journal des Arts

Le 13 janvier 2022 - 1710 mots

CHINE

La presse artistique chinoise, en plein développement depuis les années 2000, ressemble beaucoup à la presse en Occident… mis à part la censure.

Librairie Ziwu, dédiée à l'art. © MuMu/Modern Media
Librairie Ziwu, dédiée à l'art.
© MuMu / Modern Media

Shanghaï. L’appétit insatiable de l’entrepreneur Thomas Shao, édile de Canton et sorte de « Citizen Kane » de l’empire du milieu, pour conclure des accords avec des titres de presse internationaux dont il crée ensuite les versions chinoises n’a d’égal que son appétence pour l’art contemporain. En témoigne le bureau où cet homme élancé, l’allure élégante et l’œil pétillant, derrière de fines lunettes, reçoit, au siège du groupe Modern Media, sur Jianguo Road, à Shanghaï. Un bureau métamorphosé en salon d’exposition, mitoyen de la librairie « maison », appelée Ziwu, où se côtoient, au milieu de nombreux livres et revues d’art, sculptures modernes, mobilier siglé Jolor et œuvres d’art de noms cotés parmi lesquels Zeng Fanzhi, Ding Yi, Zhang Enli, Liu Xiaodong, Tracey Emin ou le Japonais Kohei Nawa.

Fondé en 1993, Modern Media est en 2021, avec son portefeuille de trente médias imprimés et numériques (réseaux sociaux et applications mobiles inclus), ses six cents employés et des bureaux à Shanghaï, Pékin, Canton, Hongkong et Shenzhen, la première entreprise de presse privée (cotée depuis 2009 à la Bourse de Hongkong) consacrée à l’art, à la culture et au lifestyle. Le groupe a clos 2020 avec un chiffre d’affaires de près de 50 millions d’euros et rassemble 6 millions de lecteurs.

Dans les années 1990 et surtout 2000, la presse artistique chinoise, anesthésiée depuis des décennies (comme le relate Anny Lazarus dans La Critique d’art chinoise contemporaine, PUF, 2017) a éclos et connu le même essor que la vie artistique du pays. Thomas Shao, lui, a grandi dans les médias – sa mère travaillait pour le premier quotidien de Canton –, et a senti le vent tourner. Aidé par le décollage économique du pays, il a d’abord créé, en 1998, l’hebdomadaire Zhou Mo Hua Bao (Modern Weekly), « mon titre emblématique », dit-il, aujourd’hui distribué à 910 000 exemplaires, avec en prime l’insertion du mensuel The Art Newspaper China, version (et licence) chinoise lancée en 2013 – année de l’arrivée en Chine des maisons de ventes Christie’s et Sotheby’s – du mensuel d’art londonien The Art Newspaper. L’hebdo sinisé couvre l’actualité artistique chinoise, asiatique et internationale.

Art Review Asia. © Modern Media
Art Review Asia.
© Modern Media
« Reconstruire la société à travers l’art »

En parallèle de titres élitistes ou très papier glacé s’adressant à la femme chinoise moderne – de Bloomberg Businessweek à Numéro China –, le patron de presse a lancé avec un certain succès, quand partout ailleurs la presse résistait déjà aux assauts du Web, d’autres titres d’art sur papier et avec eux leurs régies publicitaires : Life Magazine, Leap, Lohas, Ideat China. Thomas Shao a encore défrayé la chronique en rachetant, en 2020, la revue britannique Art Review. Car ce faisant, il a acquis de facto la très prestigieuse Art Review Asia, distribuée en Asie, en anglais, et vue en Chine, par certains happy few, comme l’objet de luxe suprême à poser sur sa table basse. Le spectre éditorial très large d’Art Review Asia – du pillage d’antiquités au Cambodge à la censure cinématographique en Inde – séduit lecteurs et collectionneurs de ce côté-ci du monde. « J’aime l’art, c’est clair, et tant d’artistes, anglais, français ou chinois. Il y a en moi cette volonté de partager ma passion et les connaissances. Notre devise, c’est “Intégrer l’art dans la vie et reconstruire la société à travers l’art”, et je crois vraiment dans la force de ces mots », souligne Thomas Shao, qui dévoile, au passage, son tout dernier projet : une fondation soutenant l’enseignement d’activités artistiques auprès d’enfants atteints de troubles mentaux dans une école de Songzi, une petite ville de la province du Hubei.

Pour autant, le fleuron Modern Media ne manque pas de titres artistiques rivaux, bien que plus discrets, apparus ces dernières années. Parmi les plus connus, le succès du magazine papier chinois Artnow, fondé en 2015 par le groupe de luxe sud-coréen Noblesse, et distribué à 60 000 exemplaires à Shanghaï, Pékin, Canton, Chengdu, Hangzhou et Shenzhen, illustre l’intérêt pour le marché de l’art de jeunes collectionneurs aisés. « Nous n’avons pas la prétention d’être académique, témoigne Lin Zhu, sa rédactrice en chef. Nous couvrons peu d’expositions et réalisons surtout des interviews d’artistes. Or c’est un défi permanent. Nos lecteurs, et en particulier les collectionneurs, nous surprennent par la rapidité avec laquelle ils apprennent vite. Ils veulent sans cesse des contenus nouveaux et sont friands d’interviews d’artistes étrangers – je viens d’en réaliser une avec le photographe allemand Thomas Ruff. Il faut surprendre. Amener des perspectives, des contenus rares. »

Autre défi : si le papier reste une valeur sûre, imprimer un titre, en Chine, oblige d’abord, à l’obtention d’un numéro ISBN. Le feu vert de l’État est obligatoire. La loi exige aussi de passer au travers des fourches caudines du Bureau de contrôle des contenus éditoriaux et, le cas échéant, si telle expression, tel article ou tel visuel ne conviennent pas, la censure s’exerce. « Celle-ci est en vérité plutôt rare, confie l’ex-responsable d’une petite revue shanghaïenne arty. Les textes sont donnés à relire mais les professionnels de l’édition sont parfaitement au fait des lignes rouges. »

Transition accélérée vers le numérique

Depuis deux ans, l’épidémie de Covid-19 rebat aussi les cartes de la presse artistique, en ligne, sur les écrans mobiles et jusque sur WeChat, le premier réseau social chinois, fort d’1,2 milliard de comptes actifs. Un constat résumé, depuis Pékin, par le critique d’art Fei Dawei, qui partage depuis trente-cinq sa vie entre la Chine et la France : « Presque tous les médias artistiques chinois publient en ligne désormais. Il existe encore des revues papier, pour le symbole, mais le numérique domine largement, porté par des médias comme Artron Net, son rival Phoenix Art ou encore Art Net, qui diffusent un flot continu d’informations sur le Web et sur WeChat. »

Sur le front numérique, Modern Media est tout aussi présent et enregistre, tous titres en ligne confondus, près de 30 millions de téléchargements par an. « Depuis huit ans, en Chine, le monde de l’art s’est beaucoup élargi. On le voit à Shanghaï, où les nouveaux musées drainent des foules de curieux qui ont envie de s’informer. Avec le Covid, les gens sortent moins et lisent surtout sur leurs smartphones. Deux millions de Chinois ont téléchargé à ce jour l’application The Art Newspaper China et, sur le seul réseau WeChat, le titre compte 200 000 abonnés », relate Cao Dan, présidente depuis 2019 de l’entité Modern Art qui publie The Art Newspaper China chez Modern Media, qui a en outre acquis en 2017 la plateforme créative vidéo Nowness – une stratégie qui permet aussi de produire des forums, des débats et des expositions au sein des librairies Ziwu du groupe ; c’est la mode en Chine, où les librairies consacrées à l’art ouvrent les unes après les autres.

Preuve, malgré tout, que le papier garde peut-être encore ses titres de gloire : la même Cao Dan continue de publier en version papier le semestriel chinois Leap, porté sur l’art contemporain, un titre cofondé en 2010 par Thomas Shao et le conservateur d’art américain Philip Tinari, actuel PDG des musées UCCA Pékin et UCCA Edge Shanghaï. « Au temps des Jeux olympiques de Pékin, vers 2008, l’art contemporain a joué dans ce pays un rôle social crucial, se remémore Jacob Dreyer, journaliste américain installé à Shanghaï signant dans le Financial Times China, et qui a souvent contribué au très pointu Leap. Les artistes chinois tentaient alors d’imaginer l’avenir de la Chine, lequel semblait aussi excitant qu’inconnu. La presse artistique chinoise et, en particulier, le magazine “Leap” ont surfé durant toutes ces années sur cette vague et restent le miroir et l’inépuisable source d’information de notre dernière décennie. » Celle qui a vu l’art contemporain chinois prendre son envol.

« Artsy Chine » affiche fièrement son leadership  

Internet. Développée depuis 2018, la version chinoise d’Artsy, adaptation locale du magazine d’art et site marchand en ligne Artsy (cofondé il y a dix ans à New York par Wendy Murdoch, épouse du tycoon des médias Rupert Murdoch), tient en quelques mots : « Nous produisons des contenus chinois pour notre public chinois rivé sur ses smartphones », résume, derrière son écran et entre deux articles, sa directrice éditoriale et responsable marketing Chine, Sonia Xie, qui ajoute fièrement qu’Artsy « est sans aucun doute la plateforme en ligne et artistique la plus indépendante de Chine : Artsy ne fait appel à aucun financement publicitaire, public ou privé, et ne vend aucun contenu écrit, d’une façon ou d’une autre, à la différence de la majorité des médias culturels et “lifestyle” dans ce pays. Pour nous financer, nous produisons des contenus très précis, très ciblés, solides, faisant autorité, sur l’art de collectionner, sur l’industrie de l’art, sur le pouls du marché, en Chine comme à l’étranger. Nous aiguillons au mieux les collectionneurs et les utilisateurs qui nous ont rejoints gratuitement et souhaitent commander nos œuvres en ligne. Ils sont désormais 1,5 million et le chiffre grossit vite. » Un site Internet marchand auquel tous les acteurs chinois du secteur souhaitent avoir accès. « Les salons d’art contemporain, les galeries d’art, les musées et les maisons de ventes aux enchères : presque tous les noms qui comptent en Chine, sont aujourd’hui nos clients pour y proposer leurs œuvres en ligne. Durant les grands salons d’art de Shanghaï, comme Art021 ou West Bund, nous tenons le rôle de salon virtuel et nous intervenons en coulisses pour les aider à vendre leurs œuvres, en somme à toucher une communauté beaucoup plus large de collectionneurs. Ceux qui ne sont pas à Shanghaï durant ces salons ont les mêmes possibilités d’acquisition », observe Sonia Xie, diplômée en journalisme et histoire de l’art d’écoles et universités américaine et anglaise. Elle ajoute – et son discours semble quelque peu nouveau en Chine : « En fait, notre indépendance financière est également la garantie de notre indépendance éditoriale ! » Sonia Xie estime encore qu’Artsy, plateforme bilingue, peut aider certains acteurs du secteur et des collectionneurs étrangers à s’intéresser davantage à l’art et aux artistes chinois – et réciproquement.« Le marché de l’art chinois est de toute façon appelé à mûrir. Au-delà, des progrès importants restent à accomplir, par exemple, dans la planification et la production des expositions. Et, en particulier, point crucial, de leurs catalogues. » L’écrit et l’imprimé. Finalement, on y revient toujours.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°580 du 7 janvier 2022, avec le titre suivant : La Chine met l’art sous presse

Tous les articles dans Médias

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque