Chine - Censure

POLITIQUE CULTURELLE CHINOISE

Chine, comment la culture compose avec la censure

Par Olivier Celik · Le Journal des Arts

Le 20 décembre 2024 - 1155 mots

Dans un pays qui a mis en place des processus de contrôle de la liberté d’expression draconiens, le monde culturel et artistique s’adapte, ou s’exile.

Zhang Peili, Three Chambers, trois cages imbriquées, 800 x 800 x 400 cm pour la plus grande, vue de l'exposition au Red Brick Art Center. © Olivier Celik
Zhang Peili, Three Chambers, trois cages imbriquées, 800 x 800 x 400 cm pour la plus grande, vue de l'exposition au Red Brick Art Center.
© Olivier Celik

Pékin, Shanghaï. Demander un visa journaliste « J2 » donne le ton de la censure qui s’exerce en Chine. Autant les voyageurs de tourisme, d’affaires ou de visites familiales sont actuellement exonérés de visa pour de courts séjours, autant les journalistes sont soumis à des demandes incessantes d’informations professionnelles voire intimes. À chaque passage de douane ou de police, la même question, suspicieuse : « Journalist ? »

Une fois dans le pays, les innombrables caméras de surveillance dotées de reconnaissance faciale rappellent à quel point la population est sous contrôle. On en dénombre aujourd’hui près de 700 millions, soit une caméra pour deux habitants, avec une progression spectaculaire (il y en avait 170 millions en 2017). La censure est un système évolutif que le gouvernement justifie par la nécessité de maintenir la stabilité sociale et de protéger les intérêts nationaux. Installé depuis longtemps, le système s’est fondu dans le quotidien sous la forme de l’autocensure, mais les récentes manifestations des habitants de Hongkong en 2019 et 2020 après la rétrocession (et la perte consécutive de liberté d’expression) ont montré que cette censure s’accompagne – au grand jour cette fois – d’importants mouvements répressifs.

La mise sous cloche du pays lors de la pandémie de Covid-19 a révélé la puissance de contrôle des autorités chinoises. Celles-ci ont d’ailleurs instauré un dispositif de « crédit social » : un système de réputation pour les citoyens et les entreprises, avec des récompenses et des pénalités en fonction du respect des règles, dans une démarche pernicieuse de « ludification », où l’obéissance devient un jeu, et avec le risque de la mise en place d’une justice prédictive, comme celle actuellement testée auprès de la population ouïghoure d’après l’ONG Human Rights Watch. Conçu dès 2002, et inspiré par le « dossier individuel du travail » de l’époque maoïste, ce « crédit social » a débuté son expérimentation en 2017 et été généralisé depuis 2020, sans pour autant connaître une uniformisation nationale. Le système traditionnel des comités de résidents (jumin weiyuan hui), qui maille chaque quartier, reste un outil de contrôle d’une efficacité inégalée.

Pragmatisme du milieu culturel

Les étrangers sont incités à télécharger avant leur départ un logiciel « VPN », afin d’anonymiser le trafic Internet et d’utiliser Google, Facebook, Messenger, WhatsApp et autres services courants interdits en Chine. Le VPN permet de passer entre les mailles du vaste filet de surveillance gouvernemental appelé « Bouclier doré » ou « grand pare-feu », en référence à la Grande Muraille érigée pour se protéger des invasions barbares… Il est aussi nécessaire d’installer deux applications incontournables : la messagerie WeChat et Alipay, ensemble de services de paiement généré par le géant de la distribution en ligne Alibaba. Les deux sont sous contrôle total. Un Français établi en Chine ne s’étonne plus de voir, sur WeChat, « certains messages [qui] disparaissent tout seuls »…

Le pragmatisme, héritage culturel du confucianisme, conduit les Chinois, et notamment les intellectuels et les artistes, à s’adapter au manque de liberté d’expression. Un éminent professeur de l’Université de Pékin, rencontré dans un cadre privé, explique avec un certain amusement la manière dont il doit composer avec la censure dans le cadre de ses activités académiques. Pour lui, « quand la forêt est grande, on trouve toutes sortes d’oiseaux ». Comme de nombreux intellectuels ou artistes rencontrés, il maîtrise parfaitement les figures de style, de la litote à l’euphémisme en passant par toutes sortes de métaphores, pour expliquer que le contrôle globalisé laisse malgré tout des espaces d’expression libre. Il n’empêche, il souhaite garder l’anonymat. On ne sait jamais.

Même pragmatisme pour l’un des plus grands éditeurs chinois, qui explique qu’au sein de l’entreprise (500 salariés et autant de titres publiés chaque année), il y a un bureau des numéros ISBN qui fait le lien avec l’État, et poursuit : « Nous aimons beaucoup la bande dessinée européenne. Mais quand on voit une scène d’amour entre deux femmes, on ajoute une barbe via Photoshop ! On peut parfois enlever jusqu’à 30 % de pages d’un ouvrage pour le publier. Les auteurs français sont en général réticents. Cela fait trois ans que nous essayons de publier des albums de “Titeuf,” sans succès. » L’éditeur doit veiller à ne pas aborder les sujets interdits parmi lesquels la politique, l’indépendance de la justice, les erreurs historiques du parti, l’homosexualité (et la sexualité en général), mais aussi la vie extraterrestre. Le Parti communiste chinois (PCC) ne veut sans doute pas laisser croire qu’il pourrait exister quelque chose au-dessus de lui !

Ai Weiwei, Study of Perspective: Tiananmen Square, 1995. © Ai Weiwei
Ai Weiwei, Study of Perspective: Tiananmen Square, 1995.
© Ai Weiwei

Le non-respect de ces impératifs (« les sept périls », tels que formulés dans une note non officielle du PCC en 2018) a conduit nombre de créateurs chinois en prison ou à faire le choix de l’exil. L’artiste dissident Ai Weiwei (né en 1957), emprisonné en 2011 pour « fraude fiscale », a retrouvé son passeport en 2015 et quitté la Chine. En 2021, son œuvre photographique Study of Perspective : Tian’anmen (1997) a été retirée de l’exposition de la collection permanente du M+, le grand musée d’art contemporain de Hongkong, à son ouverture. Le 26 août dernier, Gao Zhen (né en 1956), aîné du renommé duo des frères Gao, a été arrêté alors qu’il était en visite familiale en Chine, en raison de ses statues de Mao réalisées il y a quinze ans, pour le crime d’« atteinte à la réputation et à l’honneur des héros et des martyrs ».

Jouer de l’ambivalence

Les artistes chinois qui décident de rester au pays savent jusqu’où aller, en créant des œuvres dont les lectures jouent de l’ambivalence. Au Red Brick Art Museum (Pékin), l’artiste Zhang Peili (né en 1957, professeur à l’Académie des arts de Chine) propose avec Three Chambers [voir ill.] une installation de trois cages imbriquées où les visiteurs peuvent entrer et rester enfermés, la cage s’ouvrant et se refermant de manière aléatoire. Idem pour l’artiste plasticienne Cao Fei (née en 1978, qui fait partie de la génération « néo-néo » de l’après-Tian’Anmen), dans son exposition « Tidal Flux » [jusqu’au 9 septembre 2025] au Musée d’art Pudong à Shanghaï : une vaste installation dystopique interroge la robotisation de la société du travail.

Les institutions elles-mêmes, souvent à capitaux privés, sont toutes d’une manière ou d’une autre placées sous le contrôle de l’État, soit par des moyens économiques (actionnariat avec des droits de vote plus importants), soit par des moyens juridiques (l’État reste en général propriétaire des lieux, et les institutions ont des concessions de dix ans).

L’environnement politique chinois est complexe et changeant. La Chine sait tolérer des espaces d’expression, qui font office de soupapes lorsque c’est nécessaire, car le pouvoir central peut décider sans prévenir d’un changement de paradigme, dans la lignée du fameux « un État, deux systèmes » du président Deng Xiaoping. « On ne sait jamais à quoi s’en tenir, explique un observateur français. Mais les Chinois vivent cela avec une forme d’indifférence. Le soir, au dîner, ils allument la télévision mais ils ne mettent pas le son. »

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°645 du 13 décembre 2024, avec le titre suivant : Chine, comment la culture compose avec la censure

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque