Livre

Alain Erlande-Brandenburg - « Le gothique est d’abord une révolution intellectuelle »

Par Pierre Pons · L'ŒIL

Le 20 février 2013 - 1415 mots

L'historien de l'art et chartiste à la retraite, ancien directeur adjoint des Musées de France, directeur des musées de Cluny et d'Ecouen, résume une vie de recherches dans un livre qui remet bien des théories en question.

Pierre Pons : Vous qualifiez votre ouvrage non de livre d’histoire de l’art, mais d’essai. Pourquoi cet intitulé ? Et pourquoi le sortir aujourd’hui ?
Alain Erlande-Brandenburg : Je le publie maintenant parce que j’ai eu une vie professionnelle extrêmement active, avec des responsabilités assez lourdes, qui ne m’ont guère laissé le temps de l’écrire avant. C’est donc une fois à la retraite que j’ai réfléchi à cet ouvrage qui réunit vingt ans de recherches et d’enseignement. Je l’ai appelé « essai » parce que je ne voulais précisément pas qu’on le prenne pour une thèse. J’ai soutenu trois thèses dans ma vie [pour l’École des hautes études, pour l’École du Louvre et pour l’École des chartes], cela me suffisait donc ! Or, ici, il s’agit bien d’une libre réflexion sur l’art gothique, à travers laquelle je réfléchis au problème de la création au Moyen Âge : quelles sont les conditions qui ont permis cette création ?

P.P. : Quelle est la place de ce livre après L’Art gothique, que vous avez publié en 1983 et réédité en 2004 chez Citadelles & Mazenod ?
A.E.-B. : La Révolution gothique est une réflexion supplémentaire. La nouveauté : je montre dans ce livre que cette révolution est d’abord d’ordre intellectuel, liée aux victorins, qui ont marqué toute une génération. En 1120, à Paris, s’installe le philosophe Hugues de Saint-Victor, qui accueille les intellectuels de l’Europe entière. J’ai suivi le cheminement personnel de ces individus, dont certains sont très importants, comme l’abbé Suger, qui a été non seulement abbé de Saint-Denis, mais aussi régent de France, et qui a accompagné Louis VII dans sa vie. La carte de France des premiers édifices gothiques montre que l’art gothique est apparu à Paris et autour, et qu’il faut attendre un siècle pour qu’il se propage dans le sud de la France.

P.P. : Vous redonnez au commanditaire, appelé maître d’ouvrage, une place importante dans la naissance du gothique…
A.E.-B. : Je le considère comme l’être essentiel de toute création. J’étais directeur adjoint des Musées de France lorsque le président François Mitterrand a lancé le chantier de la pyramide du Louvre. Projet qui a fait, vous vous souvenez, l’objet de critiques virulentes ! Or, lorsqu’elle a été inaugurée, je me suis aperçu du bonheur absolu du public. C’est en partie sur cette expérience que j’ai fondé la réflexion de ce livre.

P.P. : À propos du gothique, on parle habituellement de période de « transition ». Vous, vous parlez de « révolution », allant même jusqu’à la comparer à la révolution des Demoiselles d’Avignon de Picasso en 1907. Ce terme n’est-il pas un peu fort ?
A.E.-B. : Ce terme a été choisi à dessein. Depuis Constantin, la France vit dans la tradition de l’Antiquité tardive et qui est devenue l’art roman. Or les premiers « gothiques » qui se lancent dans l’aventure veulent changer les choses ; ils vont renouveler complètement l’esthétique religieuse ! Pour moi, le gothique est avant tout une révolution intellectuelle. Tous ceux qui ont participé à cette esthétique pensent nouvellement, notamment en raison du fait que le nord de la France et de l’Europe est alors bouleversé par une démographie galopante qui amène au pouvoir des gens qui n’y étaient pas destinés.
Pour étayer ma démonstration, je m’appuie sur les écrits de Suger, récemment réédités aux Belles Lettres. Ces écrits témoignent de la pensée innovante de ces grands intellectuels de la première moitié du XIIe siècle qui vont fonder leur appréciation nouvelle de l’architecture sur le choix de sites inédits et par la construction de monuments qui n’existaient pas encore.
L’un des choix fait par ces nouveaux commanditaires, à mon avis très important, a été de consacrer la moitié de l’édifice religieux aux fidèles. C’est la première vision démocratique du Moyen Âge qui permet d’expliquer certaines oppositions très violentes de certains religieux, comme celle qui a été lancée vers 1160 par Pierre le Chantre, qui trouvait inadmissible que l’on construise des églises aussi grandes et aussi belles.

P.P. : Vous montrez dans votre livre que la « révolution » gothique a été très rapide…
A.E.-B. : Tout se met en place en soixante ans, entre 1130 et 1190. La première génération, emmenée par l’abbé Suger, veut marquer son monde. Les élèves de Saint-Victor ont voulu épouser leur temps, et cela se voit dans la construction des cathédrales et l’impact qu’elles ont eu sur les villes. Paris a été bouleversée au XIIe siècle, parce que l’on y a construit une cathédrale, mais aussi parce que des hommes politiques, comme Louis VII et Philippe Auguste, qui a construit le premier Louvre, prennent la mesure de leur époque. C’est à ce moment que Paris devient une capitale. Elle va bientôt accueillir 300 000 habitants et devenir la ville la plus importante d’Europe.

P.P. : Pourquoi la révolution apparaît-elle dans le nord de la France, en Île-de-France ?
A.E.-B. : Cette région jouit d’un privilège absolument extraordinaire : la démographie y est galopante, ce qui fait éclater les structures de la société qui ne sont plus adaptées à la réalité démographique. Parallèlement l’agriculture évolue, les villes prennent de l’importance, Paris supplante toutes les autres capitales d’Europe, etc. La population, qui se sent puissante par son nombre, entreprend donc des choses. L’abbé de Cîteaux parle du plaisir érotique de construire, de libido ædificandi. Et c’est ce que je veux faire sentir à travers ce livre : ce besoin de créer en commençant par la cathédrale…

P.P. : Si le livre est très bien illustré, la majorité des illustrations, sauf pour les premiers et derniers chapitres, sont reproduites en noir et blanc. Pourquoi ce choix alors que vous rappelez que l’architecture gothique était une architecture polychrome ?
A.E.-B. : C’est un problème de coût. Les Éditions Picard, qui sont extraordinaires, m’ont accordé deux cahiers de couleur qui nous permettent de présenter des œuvres restaurées récemment, comme le portail de Senlis. C’était important en effet pour montrer la polychromie de l’architecture et de la sculpture gothique. D’ailleurs, la première illustration de ce livre est un dessin de la façade occidentale de la cathédrale de Strasbourg, conservé au Musée de l’œuvre de la ville, et qui mesure 4,50 m de haut. Ce dessin montre que l’architecte a non seulement dessiné l’architecture, mais qu’il l’a dessinée avec la sculpture qu’il a réhaussée ensuite de couleurs.
Je montre ailleurs, avec les dessins figurant l’architecture et la sculpture du carnet de Villard de Honnecourt, conservé à la BnF, que ces dessins sont préparatoires et non, comme le disent les historiens de l’art, des relevés après construction. Pour moi, l’abbaye de Saint-Denis n’est pas compréhensible sans l’aide du dessin. Je suis critiqué d’ailleurs sur ce point.
Lorsque j’ai dirigé le Musée d’Écouen, j’ai eu la chance de travailler avec l’architecte en chef des Monuments historiques, Jean-Claude Rochette, qui m’a fait comprendre le rôle joué par le dessin dans la communication sur un chantier où des gens de divers corps de métiers et parlant différentes langues travaillent ensemble. Finalement, ce livre résume un peu ma vie.

Plaisir du Moyen Âge

Alain Erlande-Brandenburg a participé, aux mêmes Éditions Picard, à l’hommage rendu au médiéviste Xavier Barral i Altet à travers un livre somme réunissant cent vingt-neuf contributions d’historiens et d’historiens de l’art français, italiens, espagnols, américains… : Le Plaisir de l’art du Moyen Âge. Xavier Barral i Altet, professeur à l’université Rennes 2, a marqué toute une génération d’historiens, notamment à partir du colloque international qu’il organisa en 1983, « Artistes, artisans et production artistique au Moyen Âge », qui sortit notamment l’artiste du Moyen Âge de la fatalité de l’anonymat et mit en avant l’importance du rôle joué par la commande. Parmi les contributions qui étudient dans un savoureux « mélange » les échanges artistiques, l’architecture religieuse ou la question de l’iconographie au Moyen Âge, Alain Erlande-Brandenburg revient en quelques pages sur le rôle joué par l’abbé Suger à Saint-Denis, « l’un des grands personnages de la première moitié du XIIe [qui a été] au sens plein du terme un intellectuel, un homme qui agit en fondant son action sur la pensée. »

Le Plaisir de l’art du Moyen Âge : commande, production et réception de l’œuvre d’art. Mélanges offerts à Xavier Barral i Altet,
Éditions Picard, 1 208 p., 120 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Alain Erlande-Brandenburg - « Le gothique est d’abord une révolution intellectuelle »

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