En faisant primer le droit d’auteur d’Alix Malka sur la liberté d’expression artistique de Peter Klasen, le juge français impose dorénavant une mise en balance entre droit d’auteur et liberté de création.
Paris, 1964. L’éditeur et critique d’art Gérald Gassiot-Talabot organise au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, sous le titre « Mythologies quotidiennes », une exposition d’art contemporain figuratif marquante. En mettant fin à soixante ans d’avant-gardes abstraites en France, tout en s’opposant au pop art naissant, la « Figuration narrative » consacre l’émergence de peintres intéressés par la forme et le sens tels que Valerio Adami, Erró, Jacques Monory, Bernard Rancillac, Hervé Télémaque ou Peter Klasen.
Ce dernier s’est installé en France après avoir quitté son Allemagne natale en 1959. Là, il réalise des toiles peintes à l’acrylique appliquée à l’aérographe qui incorporent des collages d’objets, de photographies et de documents. Il s’approprie les codes et les signes quotidiens de la société de consommation moderne.
Pour Klasen, l’acte de peindre est d’abord un acte de réflexion : « L’image peinte, une fois isolée de son contexte, produit une rupture totale avec le réel, créant un nouveau lien avec le monde (1). » Depuis les années 1960, le peintre a ainsi construit une iconographie urbaine et industrielle, avant de renouer dans les années 2000 avec l’image fragmentée du corps, tout en poursuivant une esthétique pop et une inspiration fortement cinématographique.
En 2010, Alix Malka, qui s’est spécialisé dans la photographie de mode, s’aperçoit que trois de ses photographies représentant le visage maquillé d’une jeune femme – qu’il a réalisées pour le magazine italien Flair – ont été intégrées dans plusieurs œuvres de Klasen sans son autorisation. La situation juridique est somme toute classique : une œuvre première (celle de Malka) a été incorporée dans une œuvre seconde (celle de Klasen). Cette dernière est alors une œuvre « composite » ou « dérivée », c’est-à-dire une « œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière » (article L. 113-2, alinéa 2, du code de la propriété intellectuelle). En l’absence d’accord, Malka estime que Klasen a commis des actes de contrefaçon et assigne le peintre. Klasen réplique et soutient que cette autorisation n’est pas nécessaire compte tenu de sa liberté d’expression « artistique » telle que reconnue par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. La question soumise aux juges est alors inédite : le monopole du droit d’auteur d’un artiste peut-il être mis en échec par la liberté de création et d’expression invoquée par un autre artiste ?
Le 21 janvier 2012, le tribunal de grande instance de Paris refuse de trancher la question en déniant toute originalité aux photographies d’Alix Malka, et donc leur protection par le droit d’auteur. Le photographe fait appel. Le 18 septembre 2013, la cour d’appel de Paris infirme cette vision et fait prévaloir le droit d’auteur de Malka sur la liberté d’expression de Klasen en considérant qu’il n’y a pas lieu de les mettre en balance en dehors des hypothèses prévues par les exceptions du droit d’auteur (article L. 122-5 du code de la propriété intellectuelle). Condamné pour contrefaçon et à des dommages et intérêts, Klasen se pourvoit en cassation.
Le 15 mai 2015, la Cour de cassation ne suit pas l’approche des juges du fond car ces derniers n’ont pas expliqué de façon concrète en quoi la recherche d’un juste équilibre entre le droit d’auteur et la liberté d’expression avait conduit à la condamnation de Klasen. Rejugeant l’affaire le 16 mars 2018, la cour d’appel de Versailles estime qu’il résulte des faits de l’espèce que la recherche d’un juste équilibre entre la liberté d’expression de Klasen, y compris dans sa dimension de réflexion d’ordre social, et le droit d’auteur de Malka justifie que le peintre soit condamné à lui payer des dommages et intérêts en réparation des contrefaçons commises à hauteur de 50 000 euros. En somme, les œuvres photographiques de Malka constituent le fil conducteur du travail de Klasen et une autorisation était nécessaire.
Cette solution était prévisible et confirme, pour le professeur de droit Christophe Caron, que « la cour n’a pas voulu donner le pas à la liberté de création, mais a jugé que devaient être mis en balance droit d’auteur et liberté de création ». L’arrêt Klasen est l’un des arrêts « pilotes » de la réforme de la motivation de la Cour de cassation, et le contrôle de proportionnalité s’inscrit dans un test en deux étapes : un examen de l’opportunité de la restriction, puis, le cas échéant, l’examen des modalités de la restriction. Le problème est que la Cour de cassation n’a jamais donné la moindre directive pour réaliser ce contrôle et les juges ne semblent pas désireux d’endosser un rôle de « critique d’art » qui n’est pas le leur. Les juges versaillais l’ont d’ailleurs parfaitement exprimé en 2018 : « Il n’appartient pas au juge de s’ériger en arbitre d’un droit qui mériterait plus protection qu’un autre. »
C’est pourquoi de nombreux auteurs ont considéré que la Cour de cassation avait ouvert une boîte de Pandore en incitant tous les « pseudo-artistes » à emprunter à des œuvres préexistantes sous prétexte de s’exprimer. Autrement dit, le juge français aurait introduit un fair use (« usage acceptable », « ou usage raisonnable ») à la française. Cependant, ce juge ne semble pas dupe du stratagème qui consisterait à protéger artificiellement une œuvre au nom de la liberté d’expression, car si tel était le cas le droit d’auteur deviendrait une coquille vide ! Telle est sans doute la raison pour laquelle la cour d’appel de Paris a condamné en 2020 et 2021 l’Américain Jeff Koons pour avoir transformé des photographies de Jean-François Bauret (Enfants) et de Franck Davidovici (Fait d’hiver) sous la forme de sculptures (Naked et Fait d’hiver) sans leurs autorisations.
Grâce à un rouge à lèvres délicatement appliqué par une nymphe des temps modernes sur papier glacé, le conflit entre Peter Klasen et Alix Malka constitue assurément le grand arrêt de ce début de XXIe siècle. En ce sens, il confirme la lente construction du droit des artistes depuis la Révolution française de 1789.
(1), Actes Sud, Arles.
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2018, la naissance du contrôle de proportionnalité dans l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°657 du 6 juin 2025, avec le titre suivant : 2018, la naissance du contrôle de proportionnalité dans l’art