Allemagne - Galerie

ENTRETIEN

Esther Schipper, galeriste : « Moins accessible aux jeunes artistes, Berlin s’embourgeoise »

Par Alexia Lanta Maestrati · Le Journal des Arts

Le 7 juin 2019 - 1151 mots

BERLIN / ALLEMAGNE

À l’occasion du 30e anniversaire de sa galerie, la Française installée à Berlin revient sur son parcours et partage ses impressions sur l’évolution du marché de l’art contemporain dans la capitale allemande.

La galeriste Esther Schipper © Photo Felix Brüggermann
La galeriste Esther Schipper
© Photo Felix Brüggermann

Classée 52e parmi les personnes les plus influentes dans l’art contemporain du Power 100 d’ArtReview, Esther Schipper est installée à Berlin depuis 1995, où elle représente 35 artistes internationaux, parmi lesquels Liam Gillick, Hito Steyerl ou Anri Sala. Le Journal des Arts l’a rencontrée à Cologne, où elle a ouvert sa première enseigne en 1989.

Comment a démarré votre activité de galeriste ?

J’ai participé à la première session de L’École du Magasin à Grenoble en 1987 et 1988, année durant laquelle j’ai effectué un échange à Londres à la Whitechapel Gallery, alors dirigée par Nicholas Serota. Durant ces années, j’ai rencontré de nombreux artistes, tels que Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno, Angela Bulloch ou le groupe General Idea [ndlr, le collectif excerça jusqu’en 1994, date du décés de deux des membres du trio canadien, Felix Partz et Jorge Zontal ; la galerie Esther Schipper est en charge de l’estate], avec lesquels je travaille encore aujourd’hui. Ce sont des artistes qui ont joué un rôle fondamental dans les années 1990, par la façon dont ils ont radicalement redéfini l’expérience de l’exposition en la considérant comme un médium. Ils ont par là même posé les bases pour toute une génération. J’ai commencé à les accompagner pendant mes études, jusqu’à créer une activité de galerie.

Quelle est la ligne directrice de votre galerie ?

Cela ne se résume pas en deux phrases. La galerie a toujours suivi un fil rouge, même si son programme peut se concevoir comme un collage qui s’est constitué progressivement au cours de ces trente dernières années. Je me suis toujours considérée comme quelqu’un de politique. Les artistes que je représente n’ont pas toujours une prise de position lisible à la première lecture ; il faut du temps pour la comprendre, et j’apprécie cette dimension. Je représente aussi beaucoup d’artistes femmes, par conviction.

Pourquoi avez-vous choisi Cologne pour vous installer en 1989 ?

Dans les années 1980, Cologne était un centre pour l’art contemporain, notamment grâce à la présence d’importants collectionneurs qui soutenaient une création très contemporaine. La ville a été imprégnée de nombreux mouvements tels que Fluxus, le pop art, le land art, mais aussi l’art conceptuel et le début de l’art vidéo. Cologne était un des carrefours de l’avant-garde et des artistes du monde entier sont venus ou s’y sont installés. C’était un moment assez exceptionnel.

Depuis 1995 vous êtes fixée à Berlin. Quelle position occupe la ville par rapport à Cologne sur la scène allemande de l’art contemporain ?

Cologne et Berlin sont des mondes très différents et donc très difficiles à comparer. Les deux villes sont géographiquement aussi distantes que Cologne de Paris. Dans les années 1990, Cologne a souffert de la disparition d’importantes galeries, telles que Rudolf Zwirner et Paul Maenz. Puis dans les années 2000, beaucoup de marchands ont déménagé à Berlin. Aujourd’hui, la scène artistique rhénane se redynamise, notamment grâce à l’apparition d’intéressantes jeunes galeries. La Rhénanie est constituée d’un réseau d’agglomérations importantes, souvent limitrophes – le trajet de Cologne à Düsseldorf est comparable à la traversée de Berlin par exemple –, et celles-ci forment un réseau ultra-connecté de musées, d’institutions culturelles et de lieux d’expositions. À l’inverse, en raison de l’impact de l’histoire sur son développement, l’Allemagne de l’Est compte un tissu d’institutions bien moindre que l’Allemagne de l’Ouest. En revanche, Berlin possède les institutions parmi les plus prestigieuses du pays.

En trente ans, comment a évolué la capitale allemande ?

Dans les années 1990, après la chute du mur, tout était possible. La ville posait toutes les questions du XXe siècle et de son évolution. Il y avait de l’espace physique, mais aussi intellectuel pour poser des questions – parfois douloureuses –, pour se réinventer, s’ouvrir. Et le coût de la vie était bas : avec très peu de moyens, il était possible de créer sans être tributaire de pressions financières. Ses dernières années cela a changé ; la ville s’embourgeoise, et il n’est plus aussi facile pour de jeunes artistes de s’y installer.

Le marché de l’art contemporain peut-il se développer à Berlin ?

C’est la grande contradiction de Berlin : le développement du marché n’y est pas proportionnel au poids ou à l’importance des galeries. Au fil des années, Berlin a donné naissance à un nombre croissant de collections, mais le marché n’y est absolument pas comparable à celui de New York ou, dans une moindre mesure, de Paris. Bien que le marché local ne soit pas l’unique porteur, il y a un passage très actif de nos clients internationaux. Berlin est la capitale de l’Allemagne et de nombreuses personnes y viennent ponctuellement, et ce pour des raisons très variées : que ce soit pour affaires, pour participer à des colloques internationaux ou tout simplement pour profiter de l’offre culturelle.

Quelles sont les évolutions du marché qui vous ont le plus marquée ?

L’évolution la plus flagrante est bien évidemment la mondialisation du marché de l’art contemporain. Lors de la crise en 2008, nous étions nombreux à penser que la première chose qui allait disparaître était les foires d’art contemporain, trop onéreuses. C’est totalement l’inverse qui s’est produit. Nous devons être présents sur tous les marchés.

Vous participez à une dizaine de foires par an. Avez-vous une stratégie particulière à cet égard ?

Les foires représentent plus de 60 % du chiffre d’affaires de la galerie. Les stratégies divergent d’une manifestation à une autre ; il s’agit d’une question de chiffres. Proposer une exposition monographique permet une énorme visibilité qui ne nous est pas donnée en galerie, en même temps c’est toujours un investissement à long terme. Il faut que ce soit quelque chose d’extrêmement réfléchi. Par le passé, nous avons travaillé sur une stratégie de complémentarité entre la Fiac à Paris et la Frieze à Londres. À Londres, à la Frieze, nous avons de grands stands conçus comme des expositions de groupes, afin de donner un aperçu de l’envergure de notre programme. À la Fiac, où les stands sont plus petits, nous avons souvent proposé des expositions monographiques, telles qu’Ann Veronica Janssens en 2018, ou Tomás Saraceno en 2017. Le Grand Palais est un écrin extraordinaire, avec une lumière particulière. L’ensemble donne envie de développer des projets spéciaux, et cela correspond à ce que les collectionneurs recherchent.

D’après vous, quelles sont les prochaines grandes évolutions du marché de l’art contemporain ?

L’évolution du marché est toujours tributaire de l’évolution sociale, des changements politiques et économiques, et ce sur le plan mondial. L’un ne va pas sans l’autre. Je me pose énormément de questions par rapport au Brexit. Il y a notamment beaucoup d’incertitudes quant à son impact sur l’évolution du marché européen. Nous vivons un moment de transformations extrêmement important et il est difficile d’appréhender le futur.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°524 du 24 mai 2019, avec le titre suivant : Esther Schipper, galeriste : « moins accessible aux jeunes artistes, Berlin s’embourgeoise »

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