« Les artistes ont un regard critique »

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 2 février 2011 - 957 mots

Directrice de l’Instituto de Mexico à Paris de 2001 à 2006, Leticia Clouthier-Ducru revient sur les ressorts
de la scène artistique contemporaine mexicaine et sur le fonctionnement institutionnel.

Frédéric Bonnet : Au cours de la décennie écoulée, la scène artistique mexicaine s’est imposée hors de ses frontières. Comment analysez-vous ce phénomène ?
Leticia Clouthier-Ducru : En 2000, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), qui était au pouvoir depuis soixante-dix ans, a été battu par le Parti d’action nationale (PAN). Le nouveau ministre des Affaires étrangères, Jorge Castañeda [en poste de 2000 à 2003], était un intellectuel de gauche et a fait appel à des intellectuels qu’il a nommés en tant que conseillers culturels dans les principales ambassades à l’étranger. À Paris fut ainsi nommé Jorge Volpi, un grand écrivain, avec qui j’ai eu le privilège de travailler de même qu’avec Guillermo Sheridan. Ce proche d’Octavio Paz devint directeur de la Maison du Mexique et s’occupait notamment des aspects académiques.  L’idée de Castañeda était très noble, car il souhaitait que le Mexique cesse d’être perçu dans le monde comme un pays de corrompus et de rustres. Avec Jorge Volpi, nous avons justement décidé de montrer à la France et à l’Europe le Mexique comme un pays moderne, à la création très diverse et effervescente. En 2000 est également sorti Amours chiennes, le film d’Alejandro Gonzalez Iñárritu, qui a lancé toute une génération de jeunes cinéastes – Carlos Reygadas, Amat Escalante… – dont certains ont été primés à Cannes. Beaucoup de choses étaient donc en train de se passer.  Concernant l’art contemporain, seul Gabriel Orozco avait à l’époque une visibilité en Europe car, malheureusement, la bureaucratie mexicaine essaye, aujourd’hui encore, d’exporter une image du Mexique qui est celle d’un parc d’attractions dans lequel vous ne trouvez que les mariachis, la tequila, Frida Kahlo et les pyramides ! Nous avons tenté de casser ce modèle ; malheureusement les fonctionnaires travaillant dans la culture, qui, pour nombre
d’entre eux, ne sont pas des professionnels du secteur, n’ont pas compris cela.

F.B. : Depuis qu’il est au pouvoir, le PAN n’a en effet pas montré d’intérêt particulier pour la culture et semble toujours se satisfaire d’une vision très traditionnelle et patrimoniale. Comment reliez-vous alors directement son arrivée avec l’essor de l’art mexicain contemporain ?
L.C-L. : Sous le PRI, tout cela était étouffé. L’une des rares initiatives intéressantes du président Salinas [1988-1994], par exemple, a été la création du Fonds pour la culture et les arts (Fonca) consistant à donner des bourses aux artistes afin qu’ils aillent à l’étranger. C’était un peu un moyen d’acheter les âmes pensantes, mais cela a donné à ces créateurs l’opportunité de voyager et de commencer à s’exporter. Car parallèlement, les institutionnels du PRI continuaient à entretenir une image révolutionnaire du Mexique, avec Diego Rivera, José Clemente Orozco, le muralisme… – faisant l’impasse sur le reste. Une certaine effervescence a donc coïncidé avec le changement de gouvernement, d’autres artistes mexicains ont commencé à être connus, le Mexique changeait. Et pendant la transition politique, il y a eu un vide du pouvoir dont nous avons tous profité. Mais aujourd’hui, nous sommes en train de créer une autre classe politique qui s’apparente énormément à celle du PRI, dont ils sont devenus une très mauvaise copie.

F.B. : Comment avez-vous travaillé pour défendre cette jeune génération d’artistes ?
L.C-L. : De 2001 à 2006, nous avons organisé vingt-cinq expositions collectives confiées à de jeunes commissaires, et toute la nouvelle génération des artistes contemporains est passée par là. À l’époque, à Paris, ils n’avaient ni vitrines ni galeries, presque personne ne les connaissaient. Maintenant Yvon Lambert représente Carlos Amorales, Stefan Brüggemann et Pedro Reyes, par exemple. 

F.B. : Des initiatives privées sont-elles également à mettre à l’actif de l’essor de la scène mexicaine ?
L.C-L. : De nombreux réseaux d’entraide entre artistes se sont mis en place, avec des lieux d’exposition alternatifs, ou, dans le cinéma, des sociétés de production autonomes. Certains collectionneurs ont également joué un rôle de soutien important, comme Agustín Coppel, qui a montré sa collection à la Maison rouge, à Paris, en 2008. Eugenio Lopez, avec la Colección Jumex, a aussi joué un rôle manifeste pour soutenir la création contemporaine ; grâce à lui, de nombreuses initiatives importantes ont vu le jour. 

F.B. : Selon vous, qu’est-ce qui caractérise la création artistique mexicaine actuelle ?
L.C-L. : Indéniablement, beaucoup d’artistes mexicains se sont inspirés de toutes les failles du système, de la violence des trafiquants de drogue et de cette esthétique des « narcos » qui s’est relativement imposée, jusque dans l’écriture, ainsi avec Elmer Mendoza. Teresa Margolles vient de l’État de Sinaloa, d’où sont originaires tous les trafiquants de drogue. Elle ne travaille qu’avec des cadavres ; mais que voulez-vous montrer quand vous êtes née là-dedans ? En 2002, Magali Arriola [aujourd’hui conservatrice au Museo Rufino Tamayo, à Mexico] avait organisée pour nous une exposition intitulée « Alibis », dans laquelle étaient explorées les failles du système mexicain. Heureusement, les artistes ont un regard critique dans la retranscription de ce qui correspond à une réalité ! Cette exposition a d’ailleurs été reprise par Catherine David lorsqu’elle a été nommée directrice du centre d’art Witte de With, à Rotterdam. La précarité a également été un bon compagnon de route car les artistes sont devenus très créatifs ; avec rien ils font des choses incroyables. Je crois que la création sort de tous les manques du système et de la société. Quand vous vous promenez dans la rue à Mexico, vous trouvez à tous les coins de rue une installation, c’est formidable ! 

Lire la chronique sur l'exposition "Resisting the present - Mexico 2000-2012"

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°340 du 4 février 2011, avec le titre suivant : « Les artistes ont un regard critique »

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