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Benjamin Stora - « Enfin on parle publiquement de la guerre d’Algérie »

Professeur à l’université Paris-XIII, spécialiste de l’histoire de la décolonisation et de l’immigration maghrébine

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 16 octobre 2012 - 1736 mots

Spécialiste de l’histoire de la décolonisation et de l’immigration maghrébine en Europe, professeur des universités à Paris-XIII, l’historien Benjamin Stora est commissaire de « Vies d’exil, 1954-1962 », l’exposition que la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) consacre à la guerre d’Algérie. Il revient sur les enjeux de la manifestation et sur son éviction de l’exposition « Camus » prévue à Aix-en-Provence.

Daphné Bétard : L’exposition à la CNHI, dont vous êtes le commissaire, et celle au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MAHJ), au comité scientifique duquel vous appartenez, s’inscrivent dans le cadre du cinquantième anniversaire d’indépendance de l’Algérie. Est-il est moins difficile, aujourd’hui, d’aborder cette histoire ?
Benjamin Stora : L’exposition de la CNHI est la seule exposition réalisée par un établissement public qui aborde la question de la guerre d’Algérie en France sur le plan national – l’exposition du MAHJ ne traite pas la guerre d’Algérie en tant que telle, même si elle en parle –, et elle le fait à travers l’angle particulier de l’immigration. Ce projet est né d’une proposition que nous avions faite avec l’historienne Linda Amiri, début 2010. Nous n’avons pas rencontré de difficulté particulière, mais, il y a deux ans, nous pensions qu’il y aurait beaucoup d’autres initiatives sur le plan national, or ce n’est pas le cas.

D.B. : Faut-il y voir un signe inquiétant ?
B.S. : Il faut y voir aussi un signe positif : enfin, on parle publiquement, dans un établissement national, de la guerre d’Algérie. Ce type de manifestation était inenvisageable il y a dix ans ; un seuil a incontestablement été franchi. Mais on aborde cette histoire à travers le biais de l’immigration, domaine qui, malheureusement, n’a pas encore été intégré à l’histoire nationale. Il reste du chemin à parcourir pour que cette guerre d’Algérie ne soit pas considérée comme périphérique, mais qu’elle soit replacée au cœur de la société française.

D.B. : Une exposition importante organisée cette année au Musée de l’armée a traité de l’histoire de l’Algérie…
B.S. : Il s’agit d’une exposition très importante, mais qui concernait l’histoire générale de l’Algérie de 1830 à 1962, à travers les archives de l’armée française. Pour la première fois, l’armée a dévoilé et mis en valeur son patrimoine sur cette question-là sans minimiser les aspects de violence, même s’il reste encore bien des choses à dire, lors de la terrible conquête de ce territoire. On connaît de mieux en mieux la guerre d’Algérie, mais il y a eu une autre guerre d’Algérie qui a commencé en amont, en 1830, et qui a été très violente et a duré près de vingt ans. C’est ce que l’exposition du Musée de l’armée a révélé.

D.B. : Quel est le propos de l’exposition de la CNHI ?
B.S. : Avec Linda Amiri, nous avons essayé de montrer l’écrasement social d’une partie de la population vivant en France durant cette période, entre 1954 et 1962 ; la relégation, la mise au secret de ces hommes qui travaillaient dans les usines dans des conditions épouvantables, et vivaient dans des bidonvilles, sous surveillance. Au plus bas de l’échelle sociale, ils représentent une grande part de la population ouvrière en France dans les années 1950. Si on prend le symbole de la forteresse Renault : une grande partie des ouvriers étaient Algériens. J’ai voulu montrer l’apport de l’histoire ouvrière et sociale à l’histoire française. L’écrasement social de cette immigration nous renvoie à des questions très actuelles. Dans cette histoire de la guerre d’Algérie, il est un autre aspect que souligne l’exposition : comment cette immigration, massivement nationaliste, opposée au colonialisme, et donc pour l’indépendance, va progressivement s’intégrer à la société française. Toute la complexité et la difficulté que rencontre la France aujourd’hui résident dans ce phénomène. On a du mal à comprendre et à supporter que des hommes qui ont pu vouloir récupérer leur dignité et devenir libres, dans un pays indépendant donc, ont pu aussi aimer la France et y rester. L’exposition illustre cette sorte de fidélité multiple qui n’est pas simple à accepter car elle remet en question la vision traditionnelle de l’immigration. Il y a là un phénomène que l’on va retrouver dans toutes les immigrations post-coloniales : des gens venus en France pour travailler et aimer ce pays, mais chargés du poids du passé colonial, qui est celui de l’oppression et de la discrimination. Ils ne pouvaient pas avoir un rapport simple à la société française. Il s’agissait pour eux de s’intégrer mais aussi de rester eux-mêmes, fidèles à leur histoire nationale marquée par la présence coloniale. Trente ans plus tard, cette question va se trouver au cœur de la société française de manière brûlante.

D.B. : Le fait que vous ayez été évincé, en mai 2012, de l’exposition « Camus », prévue à Aix-en-Provence dans le cadre de « Marseille-Provence 2013 », n’est-il pas le signe d’un malaise persistant ?
B.S. : Ici, il est question de l’histoire de la mémoire de la guerre d’Algérie. Je travaillais à l’exposition « Camus » depuis trois ans. Mon travail d’historien est d’essayer d’exposer tous les points de vue. Je n’essaye pas d’en valoriser un en particulier, même si, depuis toujours, je pense qu’il fallait que ce pays accède à son indépendance, ce que certains n’acceptent pas cinquante ans après. Dans mon scénario, je n’occultais aucun point de vue, ni les troubles, ni les silences, ni les courages de Camus. Le reproche qui m’a été fait est d’avoir trop lié Camus à l’Algérie, alors que cette question n’est qu’une partie de mon scénario, accepté à l’origine par tout le monde. Ceci dit, si l’on a fait appel à moi c’est parce que Camus est difficile à imaginer sans l’Algérie. Toute la lumière de l’Algérie traverse son œuvre de bout en bout. Vouloir en faire un philosophe abstrait dégagé des contingences matérielles de son histoire est illusoire. Le projet tel que je l’avais conçu a réveillé des passions, fait ressurgir des disputes mémorielles, les brûlures d’une histoire dont les cendres sont encore très chaudes. Sur ce, sont venus se mêler des conflits locaux qui tiennent à l’organisation interne, très opaque, de Marseille-Provence 2013. Peut-être aussi a-t-on préféré Michel Onfray [en juillet, la municipalité a décidé de remplacer Benjamin Stora par le philosophe, qui a lui-même jeté l’éponge le 14 septembre], qui est bien plus connu que moi. Mon scénario avait pourtant été avalisé par le ministère de la Culture, l’Union européenne et la Région. Ce processus de légitimation, de contrôle, d’acceptation a pris des années et le ministère de la Culture n’a même pas été prévenu, au début de l’été, du remplacement de commissaire.

D.B. : Est-ce pour ces raisons que le ministère a retiré son soutien à l’exposition ?
B.S. : Je le pense, ce n’est pas seulement un problème politique, c’est aussi un manque de respect de procédure. Quand on touche à l’Algérie, c’est très compliqué. Les groupes porteurs de mémoire en France sont très puissants. Et surtout, n’oublions pas que de l’autre côté de la Méditerranée, il y a un pays qui s’appelle l’Algérie, un grand pays de 35 millions d’habitants ! On ne peut pas écrire l’histoire de Camus et des Algériens sans jamais les consulter. Ce n’est pas un mystère : si j’ai été choisi il y a quatre ans, c’est parce que dans mon projet se trouvait aussi un examen critique de la pensée de Camus. En Algérie, c’est un sujet de discorde très fort et le travail préparatoire que j’avais fait, durant trois ans, en tenait compte. Il peut encore y avoir des rebondissements – un nouveau conseil scientifique ? –, car tout le monde veut une exposition Camus. Pour cela, il faudra retrouver une forme de sérénité.

D.B. : Comment l’Algérie a-t-elle vécu l’anniversaire de son indépendance ?
B.S. : Les événements sont vécus différemment en Algérie, où il s’agit de commémorer une victoire, le passage à l’indépendance. Mais curieusement, il y a eu peu d’expositions nationales, peu de fictions, peu de grands films. Cette faiblesse de représentation s’explique peut-être par le fait que, vu les événements actuels, le pays s’intéresse plus à l’actualité du monde arabe qu’au passé.

D.B. : Les archives conservées en France concernant la guerre d’Algérie sont-elles facilement accessibles ? Les jeunes générations d’historiens s’intéressent-elles à ces questions ?
B.S. : Les archives se sont ouvertes progressivement en France et beaucoup de thèses ont été soutenues ces dix dernières années, comme celle de Marie Chominot sur les photographies de la guerre d’Algérie, bientôt publiée, ou celle de Tramor Quemeneur sur ceux qui ont refusé de faire la guerre d’Algérie, les insoumis, les déserteurs. Une quinzaine de doctorants travaillent sur ces sujets. La recherche a considérablement progressé ces dix dernières années. Quand j’ai commencé à travailler sur cette période, il y a plus de trente ans, rares étaient les chercheurs français qui s’intéressaient à l’Algérie, au Maghreb, à la vision coloniale de l’histoire. Aujourd’hui, c’est devenu un thème d’étude majeur, qui débouche sur des thèses, des ouvrages et expositions. De manière inévitable, grâce à la pression de cette jeune génération, ces questions vont arriver sur le devant de la scène.

D.B. : La Maison de l’histoire de France a été abandonnée. Ce type de grande structure dédiée à l’Histoire fera-t-elle défaut à la communauté d’historiens ?
B.S. : Aujourd’hui en France, il existe un foisonnement de musées d’histoire et autres lieux qui produisent du sens (mémoriaux, bibliothèques, archives…), mais une sorte de vide dans la centralité. La « Maison » n’existe plus, mais elle n’est remplacée par rien. Or cette centralité permettrait l’échange et la confrontation. La centralité ne signifie pas la construction d’un consensus dans la fabrication du récit de l’histoire nationale. On ne peut pas fonctionner uniquement par la commémoration et l’admiration. Il faut aussi le faire par le dissensus, la confrontation. La recherche historique ne peut pas s’appuyer sur l’établissement de récits homogènes. Le lieu pouvait être celui d’une centralité, d’un échange qui ne soit pas dans l’admiration de l’histoire nationale.

À voir : « Vies d’exil, 1954-1962 », jusqu’au 19 mai 2013 à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, 293, av. Daumesnil, 75012 Paris, www.histoire-immigration.fr

Voir la fiche de l'exposition : Vies d’exil - Des Algériens en France pendant la guerre d’Algérie 1954-1962

À voir aussi : « Juifs d’Algérie », jusqu’au 27 janvier 2013, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris, www.mahj.org

Voir la fiche de l'exposition : Juifs d'Algérie

Vient de paraître
Benjamin Stora, Voyages en postcolonies, éd. Stock, 144 p., 17 €.

Légende photo

Benjamin Stora. © Photo : David Balicki/éditions Stock.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°377 du 19 octobre 2012, avec le titre suivant : Benjamin Stora - « Enfin on parle publiquement de la guerre d’Algérie »

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