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L’Algérie coloniale dans les musées français, la fin du déni

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 6 juin 2019 - 2024 mots

À travers des expositions temporaires ou une refonte de leurs collections, les musées abordent désormais frontalement la colonisation de l’Algérie et la guerre. Une évolution qui cache des lignes de fracture encore vivaces au sein de la société française.

En 2019, la région Hauts-de-France héberge deux expositions sur l’Algérie coloniale. À Roubaix, La Piscine propose un « printemps algérien » autour des tableaux du peintre orientaliste Gustave Guillaumet, d’une exposition-dossier sur l’émir Abd el-Kader (1808-1883), et d’une autre sur les dessins orientalistes. À Tourcoing, l’Institut du monde arabe (IMA) présente des photographies prises en Algérie de la fin du XIXe siècle aux années de la décennie noire (1992-2002) : entre archives orientalistes, archives militaires, reportages ethnographiques (Pierre Bourdieu) et actualités (Marc Riboud), l’exposition explore les regards français sur l’Algérie. Cette programmation concomitante n’est pas un hasard, de l’aveu de la directrice de l’IMA-Tourcoing Françoise Cohen, et révèle un intérêt durable de la part des musées pour l’Algérie coloniale, depuis une dizaine d’années.

Selon l’historien Benjamin Stora, cet intérêt remonte même plus loin : « En 2003, il y a eu “l’année de l’Algérie” en France, c’était inédit. Et en 2004, l’hôtel de Sully a monté l’exposition “Photographier la guerre d’Algérie”, dont j’étais commissaire, et qui abordait la question de la torture. » Ensuite les expositions sur l’Algérie se multiplient, en 2008 au Musée de l’homme avec les photographies algériennes de l’ethnologue Germaine Tillion, et en 2009 des photographies inédites de Pierre Bourdieu exposées au Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée). L’année 2012 marque un tournant, puisque le Musée de l’Armée a programmé l’exposition « Algérie 1830-1962 », dont le commissaire Christophe Bertrand résume les enjeux : « L’exposition portait sur la présence militaire française en Algérie depuis la conquête en 1830, jusqu’à la guerre. Elle évoquait les relations avec la population, les résistances, la torture, ainsi que le cycle de la violence avec les razzias et les “enfumades”, sans porter de jugement. » Soit un panorama historique nuancé, soutenu par les institutions militaires de l’époque. Parmi les autres expositions marquantes sur l’Algérie, le Mucem a proposé en 2016 « Made in Algeria », une exploration de la cartographie dans la construction de l’imaginaire français sur l’Algérie coloniale. Et à l’été 2019, les Rencontres d’Arles présenteront des travaux sur l’architecture coloniale de Fernand Pouillon en Algérie.

Les musées modifient également leurs parcours permanents pour accorder plus de place à l’Algérie. Au MNHI (Musée national de l’histoire de l’immigration), « la collection ethnographique comporte de nombreux dons liés à l’Algérie. » « Ce sont des objets du quotidien, des cartes postales, de différentes périodes. Pour le parcours permanent, l’Algérie est présente dans plusieurs des tables historiques », précise Hélène Orain, directrice générale du Palais de la porte Dorée. Le Musée de l’armée, lui, expose dans ses collections de nombreux uniformes des troupes coloniales d’Algérie, spahis, turcos, tirailleurs et zouaves, ainsi que des archives fournies sur leur rôle dans les deux guerres mondiales. D’après Christophe Bertrand, le musée prévoit d’accorder une large place à l’Algérie coloniale et à la guerre dans l’extension des collections ces prochaines années, car pour l’instant la guerre d’Algérie n’est évoquée que dans l’Historial Charles De Gaulle.

Enfin, les musées organisent aussi des colloques sur ces thèmes, comme le MNHI depuis 2012, ou La Piscine de Roubaix en mai 2019 autour de l’émir Abd el-Kader, et l’IMA-Tourcoing sur l’histoire complexe de l’Algérie. Ce thème s’invite même dans les universités, à l’exemple de l’ENS (École normale supérieure) en février 2019, où un colloque abordait entre autres la question du rôle des musées dans la politique mémorielle sur la guerre d’Algérie.

Les raisons d’un tel bouillonnement

Comment expliquer une telle effervescence culturelle sur l’Algérie coloniale ? Selon Benjamin Stora, plusieurs éléments y participent, dont un changement de génération : « Il y a une nouvelle génération de jeunes chercheurs qui travaillent aujourd’hui sur l’Algérie. On voit sortir tous les ans des livres, alors que dans les années 1990 presque personne ne s’y intéressait. » C’est plus largement la société française qui a évolué sur la question, y compris dans les milieux politiques : « la parole s’est libérée en France sur la guerre d’Algérie, même si c’est en ordre dispersé », note Benjamin Stora, qui estime que la « gangrène » mémorielle est en passe de disparaître. « Aujourd’hui, on voit des chercheurs, des associations, des musées qui travaillent sur le sujet, car la transmission de la mémoire est sortie de cadre familial privé », ajoute-t-il. Il est en effet de plus en plus fréquent que des musées reçoivent des dons privés d’archives liées à l’Algérie, des documents qui fournissent un matériau nouveau aux historiens.

L’évolution touche aussi les institutions militaires, comme l’explique Christophe Bertrand : « Jusqu’au début des années 2000, la guerre de référence pour l’armée française c’était la guerre d’Algérie. Après le 11 septembre 2001 et la réintégration de la France au commandement de l’OTAN (2009), c’est l’Afghanistan qui est devenu la nouvelle référence. » Face à la réalité de la guerre en Afghanistan, celle d’Algérie s’est transformée en objet historique, étudié avec la distance nécessaire : « En 2002 une exposition sur l’Algérie aurait suscité des réticences dans les institutions, mais en 2012 cela devenait possible, analyse Christophe Bertrand, la vision de l’histoire avait changé. »

Encore des trous noirs

Est-ce à dire qu’il ne subsiste plus de point aveugle dans l’histoire de l’Algérie coloniale ? Non, car des pans entiers de cette histoire restent à étudier, et des blocages persistent dans la société française. Benjamin Stora pointe ainsi un manque de connaissance sur « les résistances locales à l’occupation française au XIXe siècle, en dehors de l’épisode Abd el-Kader en 1847. Pour résumer, on observe l’histoire par son début et sa fin, mais pas par la colonisation au sens large. Et la figure de l’indigène reste peu étudiée en dehors de l’histoire de la peinture orientaliste ». Une tendance qui se vérifie dans les nombreuses expositions consacrées à l’orientalisme ces dernières années, où figurent peu de photographies documentaires.

Du côté de l’histoire militaire, il faudrait selon Christophe Bertrand s’intéresser « au rôle de l’armée française dans la colonisation et pas seulement entre 1954 et 1962. Ce rôle a évolué, à partir du second Empire (1852) on a enlevé certaines attributions à l’armée qui palliait auparavant les déficiences de l’État. Elle avait des rôles administratifs, outre le contrôle du territoire. Et sous la IVe République, elle a eu les pleins pouvoirs à un moment ».

Les harkis, grands oubliés

Au-delà des lacunes de la recherche historique, la politique mémorielle en France bute sur des blocages tenaces parmi les harkis et les pieds-noirs. Les harkis, enrôlés comme supplétifs dans l’armée française en Algérie, furent abandonnés à leur sort en 1962. Dans la plupart des expositions, ils n’apparaissent qu’en filigrane, surtout dans des photographies militaires : c’est le cas dans l’exposition de l’IMA-Tourcoing. Au Musée de l’armée, ils sont un peu plus visibles qu’ailleurs dans le parcours permanent. Pour l’historien Jean-Jacques Jordi, les harkis restent « un sujet presque tabou, un enjeu idéologique », et il a tenté en 2018 de déconstruire ces blocages dans une exposition sur la guerre d’Algérie au Mémorial du camp de Rivesaltes, où furent internés près de 20 000 harkis entre 1962 et 1964. Les associations de harkis en France demeurent résolument opposées à l’histoire officielle telle qu’elle est écrite aujourd’hui.

Les Français d’Algérie, une histoire disputée

Plus emblématique, le cas des pieds-noirs ou Français d’Algérie. Pour Thierry Rolando, président national du Cercle algérianiste, « la recherche historique française sur l’Algérie est orientée idéologiquement. Et les pieds-noirs sont toujours passés par pertes et profits, alors qu’ils représentaient quand même un million de personnes en 1962. Il n’y a pas de reconnaissance officielle, contrairement aux harkis, qui ont obtenu une forme de reconnaissance ». Côté musées, Thierry Rolando mentionne l’échec du Musée de la France en Algérie à Montpellier, projet abandonné par la municipalité en juin 2014. « Auparavant il y avait déjà eu l’échec du Mémorial de l’outre-mer à Marseille, dans les années 1990, un lieu où devaient figurer les pieds-noirs. À Montpellier, Georges Frêche a proposé en 2003 un projet de musée sur les Français d’Algérie, avec un budget (environ 20 millions d’euros), une politique d’acquisition, et un comité scientifique. » Les membres de ce comité ayant beaucoup changé, Thierry Rolando estime qu’il y a eu « un objectif caché » après le décès de Georges Frêche en 2010, puisque dans ce comité figuraient « des historiens français proches du FLN, et même des historiens algériens membres du FLN » « Les pieds-noirs qui ont donné des objets personnels en toute bonne foi ont eu l’impression d’un détournement de leur patrimoine. Finalement l’histoire des Français d’Algérie est retravaillée par d’autres qu’eux », estime Thierry Rolando.

Le nouveau comité scientifique proposait en effet un musée « d’histoire de la France et de l’Algérie », soit une histoire partagée : un point de vue inconciliable avec les souhaits des pieds noirs, d’où l’abandon du projet par la municipalité. À ce jour les collections de l’ex-musée sont en dépôt au Mucem, sous la responsabilité d’une conservatrice du Musée Fabre de Montpellier, et ils font l’objet de colloques ou d’installations, mais ne sont pas exposés. Les pieds-noirs organisent donc de leur côté de petites expositions dans leur Centre de documentation de Perpignan, dans l’attente d’un projet d’envergure nationale.

Certaines initiatives locales permettent parfois de dépasser ces blocages, comme la collecte d’archives organisée par l’IMA-Tourcoing. Nassim Touati, en charge de ce projet, le résume ainsi : « Depuis mars nous avons recueilli une trentaine de témoignages à Tourcoing et à Roubaix, où vivent plusieurs communautés algériennes. Ce sont surtout des femmes qui ont témoigné, y compris des femmes de harkis, même si le sujet reste sensible. » Parmi les surprises de cette collecte, il cite « un Français marié à une Algérienne et dont le père était appelé pendant la guerre d’Algérie. Il nous a montré une collection de cartes postales d’époque coloniale. Et il y a aussi un fils de pieds-noirs, qui a raconté l’histoire d’une amicale de gens du Nord en Algérie, La Betterave, avec des archives familiales ». Cette collecte donnera lieu à un documentaire et une installation à l’IMA-Tourcoing le 26 juin.

C’est en fait au niveau national que la politique mémorielle de la France peine à se concrétiser. Face au risque d’une « fragmentation des mémoires », évoqué par Benjamin Stora, l’historien spécialiste des questions militaires Éric Deroo prône une distinction entre mémoire et histoire :« En France, les politiques mélangent les deux et les Français ne comprennent pas. Et on a tendance à écarter les travaux d’historiens, qui mettent en lumière la complexité de la situation en Algérie, comme Guy Pervillé ». Dénonçant une approche téléologique, il explique que l’« on sait que ça s’est mal terminé, donc on relit l’histoire de manière biaisée. » En conclusion, il plaide pour une séparation nette : « La mémoire c’est l’individuel, l’histoire c’est le collectif. »

Les collections de l’ECPAD, l’Agence d’images de la Défense  

L’Agence d’images de la Défense possède un riche fonds d’archives sur l’Algérie, soit 181 000 images et 1 220 films. Le fonds ALG (85 000 images) contient des images réalisées sur commande par le Service cinématographique des armées entre 1945 et 1964. Emmanuel Thomassin, chef du département de l’enrichissement documentaire, explique que « ces images devaient être validées par l’état-major », car elles servaient à la propagande officielle en France pour justifier l’action de l’armée. Un autre fonds, entré par voie extraordinaire, concerne aussi la communication institutionnelle pendant la guerre d’Algérie : le fonds Bled, du nom du magazine distribué aux troupes françaises en Algérie (45 000 images). Parmi les fonds privés les plus importants se trouvent le fonds Flament (14 800 images) et le fonds Smet (6 000 images), du nom des deux militaires qui ont réalisé l’essentiel des photographies pendant la guerre d’Algérie. Ces images passaient par « un circuit local », selon Emmanuel Thomassin, et étaient moins soumises à la censure : « On y voit parfois des cadavres et des charniers, ce qui est rare dans le fond ALG. » Ces photographies représentent aussi des scènes de la vie quotidienne et des portraits des populations locales dans divers contextes. Quelques fonds moins volumineux datent du début du XXe, les images les plus anciennes remontant à 1875. Pour une analyse de ces fonds, on peut se reporter au livre de Marie Chominot, Regards sur l’Algérie, 1954-1962 (Gallimard, 2016).

 

Olympe Lemut

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°524 du 24 mai 2019, avec le titre suivant : L’Algérie coloniale dans les musées français, la fin du déni

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