Le Musée Picasso de Paris revient sur cet épisode bien connu en analysant ses fondements idéologiques.

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Paris. La soixantaine de travaux réunis par le commissaire Johan Popelard, conservateur au Musée Picasso, illustre immédiatement la difficulté de définir cette « catégorie » artistique, baptisée art dégénéré. Il existe peu de points communs entre la violence chromatique d’Emil Nolde (L’entrée du Christ à Jérusalem, 1915), les formes éclatées de George Grosz (Metrópolis, 1916-1917) (voir ill.), les personnages anguleux d’Ernst Kirchner (Rue à Berlin, 1913), l’abstraction de Vassily Kandinsky (Forme en croix, 1926) ou encore l’univers magique de Paul Klee (Légende du marais, 1919). Le seul terme permettant de qualifier la majorité de ces œuvres semble être l’expressionnisme, un mouvement qui, dès les années 1910, devient pratiquement synonyme de modernité. Quoi qu’il en soit, pour les nazis, toute déformation d’une vision naturaliste est perçue comme une forme d’aliénation mentale ou comme le produit de deux « tares » : le judaïsme et le bolchevisme.
Les panneaux pédagogiques et les nombreux documents rappellent ici les faits. Le 19 juillet 1937, l’exposition de l’art dégénéré ouvre ses portes à Munich avec plus de 700 œuvres qui feraient pâlir d’envie tout musée d’art contemporain. L’objectif est clair : convaincre les visiteurs du danger que représente toute production artistique s’écartant des normes désormais admises de l’art germanique, fondées sur un académisme néoclassique exaltant les vertus du nouveau régime. « Alors que les nazis souhaitaient réduire l’art à une production de slogans, à un instrument de propagande au service de l’esthétisation de la politique… les courants artistiques de la République de Weimar rendaient impossible une telle confiscation », écrit Jean-Michel Palmier (L’Art dégénéré, Une exposition sous le IIIe Reich, éd. Jacques Berton, 1992).
Ainsi, la manifestation munichoise n’est que l’aboutissement d’un processus enclenché dès 1933, année où Adolf Hitler est nommé chancelier du Reich. Rapidement, les premières listes noires sont établies pour expurger le monde de la culture du « judéo-libéralisme », sous l’autorité de Joseph Goebbels, ministre de la Propagande et de l’Information du Führer. Plus de 20 000 œuvres seront saisies dans les musées allemands afin de « purifier » l’art du pays.
Dès avril 1933, le Musée des Beaux-Arts de Karlsruhe organise une exposition dénonçant les « artistes dégénérés », ciblant notamment l’expressionnisme de Die Brücke et du Blaue Reiter. Plus tard, le Bauhaus, cette formidable école de l’avant-garde, sera fermée par les nazis. Commence alors un long exil pour de nombreux artistes : Kandinsky trouve refuge en France, Paul Klee en Suisse. D’autres créateurs ont été moins chanceux. Juif et communiste, le peintre et sculpteur Otto Freundlich, l’un des pionniers de l’abstraction, voit tous ses travaux confisqués. Sa sculpture Grande Tête (1912), d’un primitivisme puissant, a même l’infâme honneur de figurer sur la couverture du « catalogue » réalisé pour la présentation de l’exposition de Munich. Réfugié en France, Freundlich est dénoncé, déporté et assassiné à Sobibor.
Le mérite de cette exposition est d’éclairer les fondements idéologiques de ce que le pouvoir nazi considère comme de la « décadence ». On constate que le terme « dégénéré » a été popularisé par le médecin et sociologue Max Nordau, inspiré par la théorie de l’évolution de Charles Darwin. Dans son ouvrage Dégénérescence (1892), Nordau étudie de nombreux cas d’artistes et tente de démontrer que l’humanité est en déclin, une dégénérescence biologique qu’il estime reflétée et amplifiée par l’art moderne. Autrement dit, en valorisant les dessins d’enfants, les œuvres de malades mentaux et le style primitif, l’avant-garde, contrairement à ce que son nom indique, marquerait plutôt une régression dangereuse. Déjà, L’Arlésienne de Van Gogh (1888), cette femme dont le corps n’obéit pas à la précision anatomique, est perçue comme un signe de ce prétendu recul, une idée qui émerge dès la fin du XIXe siècle.
Cette première tentative de montrer l’art dégénéré en France diffère de la grande exposition organisée en 1991 au Los Angeles County Museum, qui tentait, au moins dans son catalogue, de reconstituer la présentation de Munich. À Paris, l’approche est plutôt thématique : une salle est consacrée au destin particulier d’artistes juifs, cible privilégiée des nazis – Marc Chagall, Jankel Adler, Hanns Ludwig Katz –, tandis qu’une autre rappelle l’intérêt économique de ce trésor artistique avec la célèbre vente de Lucerne (1939), où 125 œuvres furent dispersées. Les recherches récentes contribuent à la richesse du catalogue – mais fallait-il vraiment trois articles sur Picasso ?
Enfin, face à ces œuvres, il est difficile de s’en tenir uniquement à des considérations esthétiques. Certes, nous le savons, l’histoire ne se répète pas. On espère être loin du climat politique haineux qui a permis cette exposition, laquelle visait non seulement les artefacts mais aussi leurs auteurs. Néanmoins, comment ne pas songer aux œuvres détruites ces dernières années sous des prétextes idéologiques ou encore aux diverses formes de censure, plus ou moins violentes, qui continuent de se développer ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°650 du 28 février 2025, avec le titre suivant : Un petit cours sur « l’art dégénéré »