Pour la première fois en France, au Musée Picasso à Paris, une exposition consacrée à l’art « dégénéré » explore et met en perspective l’attaque méthodique du régime nazi contre l’art moderne pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Seule reste la tête. Elle était celle d’une femme enceinte, en terre cuite, modelée en 1918 par une artiste aujourd’hui oubliée, Emy Roeder (1890-1971). Ce fragment est l’un de ceux qui furent exhumés en 2010 à Berlin, à l’occasion de fouilles menées sur un tronçon d’une ligne de métro en construction. L’œuvre, qu’on croyait détruite à l’instar d’un certain nombre d’autres considérées comme « dégénérées » par le régime nazi, se trouvait entreposée dans une armoire forte, au sein d’un dépôt. Bombardé en 1945, l’immeuble entier s’était effondré. Les œuvres qui s’y trouvaient ont ainsi été ensevelies pendant soixante-cinq ans. Ces dernières avaient été confisquées aux collections allemandes par le régime nazi pour être présentées en 1937, à Munich, dans une exposition de propagande intitulée « Entartete Kunst » (« Art dégénéré »), conçue pour provoquer le dégoût du visiteur. Au total, plus de 600 œuvres – sur environ 20 000 confisquées au total – d’artistes majeurs de la modernité y avaient été exhibées comme des manifestations de dégénérescence, révélant « l’âme de la race juive » ou le « sabotage délibéré des forces armées », selon les slogans de la scénographie.
Dès 1933, George Grosz (1893-1959), acteur essentiel du mouvement dada, influencé par le Futurisme italien, est ciblé par les nazis, notamment pour ses prises de position politiques. Il fait ainsi partie de la première exposition diffamatoire du régime, au Musée de Mannheim, où un nouveau directeur a été nommé après l’accession au pouvoir de Hitler. Intitulée « Tableaux du bolchevisme culturel », elle attire aussi bien des visiteurs adhérant à l’idéologie nationale-socialiste que des amateurs d’art moderne, désireux de voir un certain nombre d’œuvres comptant parmi les plus importantes du début du XXe siècle. Ces expositions d’art dit « dégénéré », dont la plus importante est celle de Munich en 1937, se poursuivent jusqu’à la chute du régime dans diverses villes allemandes et autrichiennes. Lors d’une vente aux enchères internationale d’œuvres confisquées à Lucerne en 1939, le marchand Curt Valentin achète ce tableau et part aux États-Unis où Grosz a émigré dès 1933. L’artiste, dont l’atelier a été saccagé par les nazis peu après son départ, rachète ce tableau.
Peint par Paul Klee (1879-1940) en 1919, ce paysage presque abstrait évoquant l’univers du folklore et des contes, a été accroché sur le mur consacré au mouvement dada au sein de l’exposition diffamatoire d’« art dégénéré » en 1937 à Munich. « De ce mur, toutes les autres œuvres ont disparu », explique Johan Popelard, chef du Département de la conservation et des collections du Musée national Picasso-Paris, et commissaire de l’exposition. Les œuvres considérées comme « dégénérées » étaient détruites méthodiquement, ou vendues sur le marché, afin d’obtenir des devises étrangères pour soutenir l’effort de guerre allemand. Ce tableau de Klee avait été confisqué au Musée de Hanovre. Son directeur, Alexandre Dorner, l’un des directeurs de musée les plus innovants et les plus influents du XXe siècle, y avait créé en 1928 un Cabinet des abstraits, scénographié par l’artiste constructiviste El Lissitzky (1890-1941). « Les musées allemands étaient pionniers pour leurs collections d’art moderne aussi bien que pour leurs scénographies. C’est tout cet écosystème muséal qui se trouve violemment percuté en 1933 par l’arrivée du nazisme au pouvoir », explique Johan Popelard.
Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, le Bahaus, école d’architecture et d’arts appliqués, laboratoire d’expérimentations pour l’avant-garde en Allemagne et en Europe, doit fermer ses portes. Vassily Kandinsky (1866-1944), qui y enseigne depuis 1921, incarne pour le nouveau pouvoir le « judéo-bolchévisme » et l’« art du système », c’est-à-dire de la République de Weimar. Au total, pas moins de 262 œuvres de Kandinsky sont confisquées aux musées allemands. Exposé à Munich en 1937, ce tableau est plus tard acheté par le Musée de Münster, en Allemagne. Un certain nombre de tableaux présentés dans les expositions diffamatoires du régime sont en effet par la suite écoulés pour soutenir l’effort de guerre. Ainsi, en 1939, à Lucerne, se tient une vente aux enchères internationale d’art « dégénéré », dont les collectionneurs allemands sont expressément exclus. Certains musées étrangers font le choix de la boycotter, d’autres celui de sauver des œuvres d’avant-garde en enrichissant leurs collections. Par ailleurs, nombre de tableaux sont confiés à des marchands, comme Hildebrand Gurlitt ou Ferdinand Möller, qui récupère en 1939 ce tableau de Kandinsky.
Représentatif du classicisme naturaliste de Pablo Picasso (1881-1973) dans les années 1920, ce pastel a pourtant été visé par le nazisme au même titre que les œuvres cubistes de l’artiste, qu’on pourrait penser plus radicales. Dès 1928, il apparaissait dans un ouvrage de Paul Schultze-Naumburg, Art et Race : cette femme évoquant la figure classique du Spinario (le Tireur d’épine), mais assise sur un cube presque abstrait, et dotée de mains et de pieds trop larges, dans un décor où la ligne d’horizon est brisée, y est mise en relation avec des corps d’individus souffrant de malformations de naissance. L’œuvre illustre ainsi dans l’ouvrage un art « dégénéré », difforme, symptôme d’une société en décomposition, que l’auteur oppose à un art classique, hérité de la Grèce classique, fidèle à la race germanique, aryenne. Le pastel, qui appartenait au marchand Paul Rosenberg, fut saisi en 1941 par les Allemands à Floirac-la-Souys, près de Bordeaux, où Rosenberg avait abrité une partie de sa collection. En 1944, le pastel, chargé avec d’autres œuvres volées, dans un train pour l’Allemagne, est sauvé par la Résistance.
L’art moderne ? Une production d’« idiots », de « malades mentaux », de « criminels », de « spéculateurs », de « juifs », de « bolcheviques », symptômes de la dégénérescence de la société selon le régime nazi. L’attaque vise des artistes allemands ou non, vivants ou passés, Emil Nolde ou George Grosz comme Pablo Picasso et Vincent Van Gogh. Karl Hofer (1878-1955) vient du mouvement expressionniste allemand et cherche depuis les années 1920 une synthèse entre l’art moderne et classique. Dès 1933, le peintre, qui affirme par ailleurs ses positions antinazies dans de nombreuses publications, doit quitter son poste de professeur à l’École des beaux-arts de Berlin. Ce tableau du début des années 1920, qui fait partie d’un diptyque représentant l’amitié entre des humains fragiles mais solidaires, fait partie des 400 œuvres de l’artiste confisquées par les nazis dans les musées. Il sera exposé à Munich en 1937. Hofer est par ailleurs expulsé de la Chambre des beaux-arts du Reich, car époux d’une femme juive, déportée en 1943.
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L’art « dégénéré », cauchemar du IIIe Reich
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°782 du 1 janvier 2025, avec le titre suivant : L’art "dégénéré", cauchemar du IIIe Reich