Art moderne

L’exposition d’une société : l’Allemagne des années 1920

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 23 mai 2022 - 1424 mots

Avec « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / », le Centre Pompidou propose une exposition pluridisciplinaire dans un format inédit, à la fois thématique et monographique, pour dresser le portrait de l’art et de la société allemande dans les années 1920.

Effacer toute subjectivité, toute émotion ; classifier la société ; en finir avec cette exaltation du moi qui, en art, avait pris la forme de l’expressionnisme abstrait : dans la vie, n’est-ce pas elle, peut-être, qui avait laissé libre cours au déchaînement des passions jusqu’à conduire les peuples à la Première Guerre mondiale ? « L’objectivité », c’est le chemin qu’a trouvé l’Allemagne pour se reconstruire après ce traumatisme, pour effacer la honte. « Celle de la défaite, mais aussi de la barbarie et des désastres de la guerre », précise Angela Lampe, co-commissaire de l’exposition « / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / » au Centre Pompidou. Dans l’art, la photographie, l’architecture, la musique, le cinéma, le théâtre, la littérature, cette tentative se revendique d’une « nouvelle objectivité ». Celle-ci, déclarée « art dégénéré », sera balayée en 1933 en même temps que la République de Weimar.

L’objectivité pour signifier le sobre, le neutre

L’exposition « / Allemagne / Années 1920 / » lui redonne vie à travers près de 900 œuvres et documents, dans un parcours d’un genre tout à fait nouveau. Tout en renouant avec l’esprit pluridisciplinaire du Centre Pompidou, cette exposition thématique sur un courant d’art historique, la Nouvelle Objectivité, s’articule autour d’une présentation monographique à partir du chef-d’œuvre du photographe August Sander : Hommes du XXe siècle. Ces deux parcours se croisent et fusionnent à trois reprises : une première fois pour montrer ce qui relie August Sander et le groupe des progressistes de Cologne, une deuxième fois pour mettre en lumière le thème de la « persona froide », ce masque derrière lequel se cache l’individu pour apparaître à travers des attributs extérieurs relevant de la profession ou du statut social, et enfin, dans la section « Regards vers le bas », pour donner à voir le regard de Sander et de ses contemporains sur les prolétaires, les ouvriers, les chômeurs devenus rouages dans un nouveau monde capitaliste. Peu à peu, se brosse ainsi le portrait d’une époque et d’une société.

« Neue Sachlichkeit », c’est le nom que l’historien de l’art Gustav Friedrich Hartlaub donne à son exposition en 1925 à la Kunsthalle de Mannheim, dont il est le directeur, où il réunit 32 artistes parmi lesquels Otto Dix, George Grosz, Alexander Kanoldt, Georg Scholz ou Georg Schrimpf. « Sachlichkeit » ? « Nous le traduisons par le terme “objectivité”, mais il évoque aussi ce qui est sobre, neutre, dépouillé », explique Angela Lampe. Les idéaux et les utopies lyriques ont péri dans les tranchées, et ce terme touche un nerf, le nerf de l’époque. Parce qu’il décrit l’esprit du temps, il donne son nom à tout un courant artistique qui se déploie aussi bien dans les domaines de l’architecture et du design que dans ceux de la musique, de la poésie ou du théâtre.

Le projet de Sander : classifier la société

À Cologne, des artistes comme Gerd Arntz, Heinrich Hoerle et Franz Wilhelm Seiwert, issus du mouvement dada, politisés et portés par leurs utopies socialistes, représentent dans leurs compositions exploiteurs et exploités, selon des codes immédiatement reconnaissables. Ce groupe, qu’on appelle les « progressistes de Cologne » entend conceptualiser la société, refusant l’art bourgeois et son culte de l’individu. August Sander, qui expose avec ces artistes plus jeunes que lui, forme un projet semblable : celui de classifier la société, à travers un ensemble de portraits photographiques qu’il intitule Hommes du XXe siècle. Les hommes et les femmes y seraient répartis en sept groupes et quarante portfolios – le paysan, l’artisan, la femme, les états (dont l’aristocrate, l’ecclésiastique, le soldat, le savant ou encore l’avocat, et auquel il ajoutera le national-socialiste), les artistes, la grande ville (nouvelle Babylone opposée au monde rural) et, enfin, les derniers hommes (idiots, malades et fous).

Un projet qui s’enracine dans l’esprit du temps, où la classification, la standardisation apportent une réponse aux maux auxquels la société est confrontée. Pour pallier la pénurie de logements au lendemain de la guerre, des cités-lotissements sortent de terre. Dans le cadre du programme « le Nouveau Francfort », l’architecte Ernst May érige ainsi en cinq années près de 10 000 logements standardisés. L’architecte Margarete Schütte-Lihotzky conçoit quant à elle, toujours à Francfort, une cuisine moderne et fonctionnelle, dont le but est de limiter le nombre de pas de la ménagère.

Après l’expressionnisme, un style froid et distant

Son souci de rationaliser l’espace rencontre une autre préoccupation : l’émancipation de la Neue Frau, cette « nouvelle femme », financièrement indépendante, qui a remplacé les hommes en travaillant pendant la guerre et qui entend désormais avoir un accès à la technologie moderne ou aux sports. Si August Sander montre surtout les femmes à travers leurs relations aux autres (l’homme, l’enfant, la famille), le portrait de la journaliste Sylvia von Harden par Otto Dix, cheveux courts, attablée dans un bar, fumant une cigarette, fait écho aux couvertures de magazines de l’époque, où l’on voit désormais des femmes piloter des avions ou faire de la boxe. Mais le temps du dégel sera encore long. On retrouve ainsi cette femme émancipée dans la littérature – « Dans un très beau roman qui se passe en Bavière, traduit en français sous le titre Le Plus Beau Fleuron du club, Marieluise Fleisser révèle aussi, avec un réalisme sobre, le prix à payer pour cette liberté : la solitude », explique Angela Lampe. « C’était le gel de la liberté. Elle dut apprendre à avoir froid », écrit la romancière dans un autre de ses textes.

Froid ? De fait, la société allemande des années 1920 se caractérise par un style froid et distant. La gestualité débordante et les couleurs vives de l’expressionnisme abstrait ont cédé la place à un style distant, une palette atone. Les empâtements disparaissent au profit d’une texture lisse. Pas question de laisser libre cours à l’expression de l’individualité. Dans les portraits, chacun est représenté de façon naturaliste, avec ses attributs – c’est l’émergence de la « persona froide », terme par lequel l’historien de la littérature Helmut Lethen caractérise ce nouveau comportement social qui consiste à se dérober au sentiment d’humiliation en affichant un masque de froideur et d’indifférence. Un marchand de tissus est représenté avec ses tissus, un galeriste au milieu de tableaux. Dans les natures mortes, les plantes vertes et les cactus semblent des sculptures, qui se détachent dans un espace vide. En littérature, pas question de s’épancher : la poésie s’efface derrière une prose naturaliste qui dit le réel. De même, sur scène, il n’est plus de pays inconnus, de Reines de la nuit ou de flûtes enchantées de Mozart ; les épanchements lyriques de l’expressionnisme ont disparu. Les décors, comme par exemple ceux de l’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht, montrent désormais les grandes villes, les cafés, les magasins, les usines.

La lutte des classes

Cependant, la fascination de la société allemande pour ce nouveau monde capitaliste n’est pas univoque. La presse ouvrière, richement illustrée comme l’Arbeiter Illustrierte Zeitung (AIZ), donne à voir le dur quotidien des ouvriers, tout comme les films documentaires de l’époque. « On voit ainsi les prolétaires, les ouvriers, les exclus devenir les rouages d’une mécanique rationalisée dans laquelle ils perdent leur individualité. August Sander dans son portfolio des “personnes qui venaient à [sa] porte”, montre ainsi un peuple de mendiants, de colporteurs, de vendeurs pauvres », observe Florian Ebner, co-commissaire de l’exposition. Par ailleurs, en marge de la société, une population transgresse l’ordre établi. Dans ses Hommes du XXe siècle, August Sander consacre des portfolios aux gitans et vagabonds, qu’il « photographie avec le même respect et distance que les autres », souligne Florian Ebner. À Berlin, dans les clubs et cabarets, une subculture homosexuelle se développe. Otto Dix en témoigne à travers le portrait d’Anita Berber, danseuse transgressive aussi bien par son œuvre que par ses mœurs dissolues et sa consommation d’alcool et de drogues, qui incarne dans cette peinture la décadence et la dépravation.

Les deux dernières salles de l’exposition donnent à voir le douloureux basculement de cette société qui espérait se reconstruire. L’artiste contemporain Arno Gisinger présente dans une œuvre-projection l’accrochage diffamatoire d’avril 1933 à la Kunsthalle de Mannheim. On y reconnaît les œuvres qui avaient été montrées dans l’exposition « Nouvelle Objectivité » huit ans auparavant : d’un coup, elles ont perdu leur statut avant-gardiste pour devenir « « dégénérées ». Enfin, les photographies prises par Sander entre 1933 et 1945 des « persécuteurs et des persécutés » viennent conclure tragiquement la série des Hommes du XXe siècle.

« / Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander / »,
jusqu’au 5 septembre 2022. Centre Pompidou, Paris-4e. Tous les jours de 11 h à 21 h, sauf le mardi ; nocturne le jeudi jusqu’à 23 h. Tarifs : 14 et 11 €. Commissaires : Angela Lampe, Florian Ebner, Sophie Goetzmann et Katharina Täschner. www.centrepompidou.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°755 du 1 juin 2022, avec le titre suivant : L’exposition d’une société : l’Allemagne des années 1920

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