Serrano : après Piss Christ, la religion et le sexe

\"Même si cela devait perturber le monde, je continuerais à créer l’art que j’ai besoin de créer\"

Le Journal des Arts

Le 8 juillet 1998 - 1352 mots

L’appartement d’Andres Serrano à Brooklyn est rempli de statues baroques de saints en bois, d’encensoirs et de chandeliers, de rideaux rouges en velours et d’animaux empaillés. Une des photographies de sa dernière série, un homme et une femme accouplés, est également accrochée au mur. La quarantaine finissante, Serrano, tout de noir vêtu, est remarquablement franc, si ce n’est cru, quand il parle de son œuvre ou de sa vie. Il nous livre sans pudeur quelques-unes de ses réflexions, au moment où la Photology Gallery de Londres présente ses œuvres (jusqu’au 17 juillet).

Vous avez été très affecté par la fermeture de votre rétrospective au Victoria Museum de Melbourne, en Australie. Que s’est-il passé ?
L’archevêque de Melbourne a demandé au tribunal d’interdire l’œuvre Piss Christ dans mon exposition. Je ne pensais pas que l’affaire ferait autant de bruit, mais, à mon arrivée à l’aéroport, une vingtaine de paparazzi m’attendaient. Des chrétiens allaient quotidiennement protester au musée et, le premier jour de l’exposition, quelqu’un a arraché la photo du mur, l’a jetée par terre et l’a piétinée. Je suis allé constater les dégâts et j’ai vu que l’image elle-même était intacte. Le lendemain, deux jeunes d’environ seize ou dix-sept ans sont entrés avec un marteau et l’ont détruite. Après cet incident, Timothy Potts, le directeur du musée, a fermé l’exposition.

Pourquoi n’a-t-on pas engagé quelqu’un pour la protéger ?
Je trouvais insuffisante la présence d’un seul garde. On peut parfaitement refuser une exposition, mais si on décide de la faire, il faut défendre et protéger l’œuvre à tout prix. L’affaire a beaucoup perturbé le directeur, qui n’a pas su comment affronter la situation. Il se sentait incapable de protéger le personnel et le musée si l’exposition continuait.

Combien de temps êtes-vous resté en Australie ?
Trois semaines. Ma photo a si souvent été publiée dans la presse qu’on me reconnaissait partout. Les gens s’avançaient vers moi pour s’excuser de l’attitude du musée de Melbourne et me disaient qu’ils ignoraient l’existence d’une minorité chrétienne aussi importante dans leur pays. J’attends toujours d’être remboursé par l’assurance. La photographie présentée était une épreuve d’exposition qui n’était pas à vendre. Elle m’appartenait.

Êtes-vous surpris que Piss Christ agisse encore autant sur le public ?
Oui. Aux États-Unis, l’œuvre ne suscite plus aucun scandale. Elle a été exposée partout.

Comment cette controverse a-t-elle influencé votre travail ?
Elle a fait de moi ce que l’on appelle un artiste controversé et provocateur. Et cela m’a donné une certaine force. J’ai constaté que je pouvais faire le travail que je jugeais nécessaire et en supporter les conséquences. Mes idées et mes convictions en ont été renforcées. Je me suis rendu compte que même si cela devait perturber le monde, je continuerais néanmoins à créer l’art que j’ai besoin de créer.

Votre père est hondurien et votre mère cubaine. Vivent-ils encore à Brooklyn ?
Je n’ai plus de relations avec mes parents. Mon père est retourné au Honduras quand j’étais encore bébé. La dernière fois que je lui ai rendu visite, j’avais seize ans. Il y a deux ans, un cousin m’a appris qu’il vivait toujours et nous nous sommes écrit. Cela fait six ou sept ans que je n’ai pas vu ma mère. Quand j’étais jeune, elle avait des crises psychotiques qui nécessitaient son hospitalisation. Elle était ouvrière – couturière dans une usine –, et nous vivions dans une maison qui appartenait à ma grand-mère. Les choses sont devenues pour moi si compliquées et si folles que j’ai dû cesser de la voir. Elle est peut-être morte, je n’en ai pas la moindre idée. Aujourd’hui, je pense que les personnes qui constituent notre vraie famille sont celles que nous aimons et embrassons plutôt que celles à qui nous sommes liés par le sang.

Est-il vrai que vous vous êtes drogué à l’héroïne ?
Oui, au début des années soixante-dix, de 1971 à 1977. C’est un passage que j’ai eu besoin de vivre, quelque chose que j’ai dû explorer. Pendant que je me droguais, j’ai interrompu mon travail d’artiste. Je savais que je ne pouvais pas servir deux maîtres à la fois.

À vous entendre parler de cette période, elle semble presque positive.
Je ne veux pas juger cette phase de ma vie, ce serait hypocrite. J’ai commencé à expérimenter la drogue à la fin des années soixante – la marijuana, le LSD –, quand il me semblait que le monde entier le faisait. Je suis allé trop loin et j’ai perdu le contrôle. J’ai arrêté à l’âge de vingt-huit ans environ. Je me sentais approcher de la trentaine. J’ai toujours cru que j’étais destiné à devenir un artiste et, pour revenir à l’art, j’ai dû renoncer à la drogue.

Vous avez été élevé dans la foi catholique et votre maison est remplie d’images pieuses. Allez-vous toujours à l’église ?
Oui, mais davantage pour des raisons esthétiques que spirituelles. Je n’ai pas besoin de l’église pour trouver la spiritualité.

Combien de temps avez-vous travaillé sur votre série L’Histoire du Sexe ?
Je suis allé passer quatre mois aux Pays-Bas l’année dernière, après en avoir passé trois à Rome l’année précédente. Mon travail s’enclenche parfois grâce à des circonstances indépendantes de moi. Un conservateur que je connais en Hollande m’a demandé de venir travailler sur les Pays-Bas. Je lui ai dit que ce n’était pas possible, que je faisais des images de sexe. “Si vous faites des images de sexe, pourquoi ne venez-vous pas à Amsterdam ?”, m’a-t-il de­mandé. Je dirais que ces cinq mois ont sans doute été la période la plus heureuse de ma vie, avec mes années d’école d’art. Au début, la seule idée que j’avais, c’était le titre de l’exposition. Pour certaines images, je n’ai pas pu parvenir exactement à ce que je voulais. Une photographie représente deux clowns hollandais. On devait l’appeler Deux clowns en train de baiser, mais ils n’ont pas voulu le faire. Ils se connaissaient, mais pas assez intimement. Pour ma part, je regrette de n’avoir pas pu faire plus, mais ce sera pour plus tard. Je n’ai pas pu avoir deux femmes ensemble, par exemple.

Quelles étaient vos raisons personnelles et psychologiques de vouloir faire cette exposition ?
Je voulais explorer les images sexuelles : la sexualité, le fantasme, le désir. Pour moi, ces photographies sont des portraits, des portraits avec un côté sexuel. Nous, les Américains, nous sommes beaucoup plus rigides sur le sexe et les images sexuelles que les Européens. Ici, il est normal de voir un corps de femme à la télévision.

Cela ne vous dérangeait pas qu’il n’existe pas de relations affectives entre vos sujets ? Le résultat risquait d’avoir l’air fabriqué.
Je m’intéresse d’abord et avant tout à l’esthétique. Pour moi, il n’était pas indispensable de capter la passion d’une rencontre érotique. L’illusion suffisait.

Peut-être préfériez-vous qu’elle soit dépourvue de passion ?
Pas vraiment. J’aurais préféré une baise passionnée et violente, mais personne n’en est jamais arrivé là. Ces personnages ne sont pas des acteurs pornos. Ces derniers auraient été plus à l’aise pour faire l’amour devant l’objectif.

Les personnages de vos photographies ont l’air de poser soigneusement devant l’appareil. Pour ces images, vous êtes-vous inspiré des compositions de peintres ?
Quand j’ai eu l’idée de l’exposition, je voulais qu’elle concerne aussi l’histoire de l’art. Je pensais que je ferais quelques recherches, particulièrement sur des tableaux de la Renaissance. Mais en fin de compte, quand j’ai dû me mettre au travail, je n’ai rien regardé du tout. Je me suis rendu compte que mes références n’avaient pas besoin d’être à ce point spécifiques. D’une certaine façon, j’avais beaucoup absorbé. J’ignore encore ce que sera ma prochaine série, mais elle sera forcément liée à L’Histoire du Sexe.

J’ai l’impression que beaucoup d’artistes hommes hétérosexuels abordent souvent, à un certain moment de leur carrière, un art au contenu sexuellement explicite. Pouvez-vous expliquer ce phénomène ?
Certains artistes ne se sentent peut-être à l’aise avec l’érotisme que tard dans leur vie. J’ai quarante-sept ans. La sexualité a toujours été très importante pour moi. J’ai regardé des images sexuelles et pornos dès l’âge de douze ans. Tout ceci est un ensemble que je porte en moi depuis de nombreuses années. Il fallait que cela sorte.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : Serrano : après Piss Christ, la religion et le sexe

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