Art ancien

RÉCEPTION CRITIQUE

Poussin érotique, une redécouverte laborieuse

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 1 février 2023 - 987 mots

Conditionnée par les premières biographies du peintre, la recherche en histoire de l’art a longtemps occulté ses tableaux explicitement sexuels.

Nicolas Poussin (1594-1665), Vénus épiée par deux satyres, vers 1626, huile sur toile. © Kunsthaus Zürich
Nicolas Poussin (1594-1665), Vénus épiée par deux satyres, vers 1626, huile sur toile.
© Kunsthaus Zürich

Trois hommes, trois peintres incarnant chacun les trois âges de la vie. François Pourbus, l’un des trois, est alors un artiste dans la fleur de l’âge ; Frenhofer, personnage énigmatique et fictif, incarne le vieillard revenu aux fondamentaux de son art ; tandis qu’un jeune homme signe une toile du nom de Poussin. Dans Le Chef-d’œuvre inconnu, Balzac présente un Nicolas Poussin assez éloigné de l’image forgée après que le peintre est passé à la postérité. Jeune, amoureux de la belle Gillette, il ne s’intéresse pas aux pouvoirs de son art en matière d’édification et d’évocation des passions violentes, mais plutôt à sa capacité de reproduire les effets les plus puissants, et charnels, de la beauté. En faisant poser Gillette devant le vieux maître Frenhofer, celui-ci parviendra-t-il à rendre une femme de peinture aussi séduisante que celle de chair et d’os ?

L’argument de cette nouvelle publiée en 1831 aurait pu remettre la lumière sur une face éclipsée de l’œuvre de Nicolas Poussin, son rapport à l’amour et à l’érotisme. Il n’en sera rien, le XIXe siècle perpétuera une tradition historiographique consistant à faire du peintre né aux Andelys le sage fondateur de l’art classique. Les premières biographies de Poussin s’évertuent à évacuer ou minorer l’importance de l’amour dans son corpus, thème pourtant omniprésent dans les toiles de ses années romaines. Giovanni Bellori (1613-1696) tout comme André Félibien (1619-1695) font peu de cas des éléments biographiques comme des toiles traduisant cet intérêt spécifique de Poussin : « Si dans les Bacchanales il a tâché de plaire et de divertir par les actions et les manières enjouées qu’on y voit, il a cependant toujours conservé plus de gravité et de modestie que beaucoup d’autres peintres », défend ainsi Félibien dans son texte hagiographique.

Une relecture au XXe siècle

Alors que le royaume de France vient de se doter d’une Académie royale de peinture et de sculpture, et que le classicisme français rayonne en Europe, Poussin apparaît comme le père fondateur de ce moment glorieux, incarnant le retour à l’ordre et à la raison de l’art. Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, il est qualifié de « Raphaël français » ou de « peintre des gens d’esprit », une formule que l’on trouve en 1783 dans L’Encyclopédie méthodique. Beaux-arts de Claude-Henri Watelet. Quelques années plus tard, le peintre néoclassique Jean-Baptiste Desoria (1758-1832) s’élèvera vertement contre cette épithète : « un faible titre ! », tonne-t-il, auquel il préfère celui de « peintre des philosophes ».

Cette lecture univoque de Poussin traverse le XIXe siècle et ses soubresauts politiques, malgré l’imagination de Balzac et une réflexion du critique Charles Blanc en 1845 : « L’amour ! Mais c’est un dieu lui aussi, pour le peintre des sujets païens »,écrit-il dans un texte remarquable par cette mention, mais peu lu par ses contemporains. Au début du XXe siècle, avec la publication des premières monographies, il devient de plus en plus difficile d’occulter la part voluptueuse de l’œuvre de Poussin, et des historiens de l’art italiens et français s’interrogent désormais sur l’existence d’un « second Poussin », versé dans le sujet mythologique plus que religieux, attentif aux « belles formes ». Une brèche s’est ouverte, mais la question est immédiatement niée par la pudibonderie anglo-saxonne. L’incontournable Anthony Blunt (1907-1983) rejette l’hypothèse d’un Poussin licencieux, et n’inclut pas la Vénus épiée dans son catalogue raisonné : « Il est rare de trouver cette forme particulière de grivoiserie dans les œuvres originales de Poussin », justifie-t-il.

« Poussin et l’amour », au Musée des beaux-arts de Lyon, est la dernière pierre d’un travail académique mené depuis trente ans pour réhabiliter la part occultée de l’œuvre poussinienne. À la fin des années 1980, l’exposition du Kimbell Art Museum (Texas) se concentre sur les jeunes années du peintre français, réintégrant dans le corpus quelques peintures à la tonalité érotique. Ces tentatives restent timides, bridées par des datations erronées. Il faut attendre 2009 pour que l’historien de l’art américain Timothy Standring donne pour titre à son article publié dans la revue Apollo :« Poussin’s Erotica ». Il y mentionne sans détour la charge érotique des nus féminins, mais aussi le contenu « homo-érotique » d’autres toiles romaines de Poussin, comme Midas à la source du Pactole« Je me demande s’ils étaient amants », s’interroge d’ailleurs le chercheur à propos de la relation entre le jeune peintre et le poète napolitain Giambattista Marino. Plus que ces spéculations sur la biographie de Poussin, l’article de Stranding donne un contexte intellectuel et économique aux créations licencieuses du peintre français : il y avait à Rome une clientèle friande de thèmes antiques à double sens. Une opportunité, pour un jeune artiste étranger s’y installant, de lancer une carrière.

La Vénus « revue » en 2017

Avec la redécouverte en 2017 de la Vénus épiée parisienne par Nicolas Milovanovic, conservateur en chef au Musée du Louvre, et Mickaël Szanto, chercheur au Centre André-Chastel, puis l’exposition lyonnaise dont ils sont les co-commissaires, la recherche sur le Poussin érotique semble désormais installée. Et s’ouvrent avec elle des perspectives que l’histoire de l’art s’était interdites : explorer l’importance du poète Marino dans le parcours du peintre, considérer la syphilis contractée à Rome par Poussin comme un élément déterminant de sa biographie, et cesser de réduire ses inspirations à la seule figure de Raphaël. Les toiles présentées à Lyon le démontrent, il y a bien du Titien et du Carrache chez Poussin, bien que la « querelle du coloris », à la fin du XVIIe siècle, ait transformé ce dernier en héraut du primat de la forme sur la couleur. Derrière l’amour charnel, c’est celui de la peinture, de la touche que l’on commence peu à peu à déceler ici. Poussin avait pourtant glissé dans le plus austère de ses tableaux un aveu en ce sens : à l’arrière-plan de son Autoportrait à Chantelou du Louvre, n’est-ce pas l’allégorie de la Peinture que deux bras tendus (ceux du peintre ?) s’apprêtent à embrasser ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°603 du 20 janvier 2023, avec le titre suivant : Poussin érotique, une redécouverte laborieuse

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