Art ancien

XIXE SIÈCLE

Pour Henner, le roux avait le goût du bitume

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 26 février 2019 - 884 mots

PARIS

Chez le « peintre des rousses », la rousseur ne ressort pas de l’iconographie mais de la technique picturale. Une exposition organisée en son musée et consacrée aux chevelures en apporte la démonstration.

Paris. Claire Bessède, conservatrice du Musée national Jean-Jacques Henner, aime à rappeler : « Il y a toujours un moment où on nous pose la question : pourquoi y a-t-il tant de rousses dans ce musée ? » D’où son idée d’organiser une exposition sur le sujet. Le paradoxe est qu’en développant le thème des cheveux roux, la manifestation démontre au final qu’il ne signifiait rien pour Jean-Jacques Henner (1829-1905), et dévoile le secret de son œuvre.

Dans le jardin d’hiver de la maison-atelier se trouve résumé le propos de l’exposition : quelle est l’image des roux, et surtout des rousses ? Tandis que tournent en boucle des extraits du film Dans la peau d’une rousse (2012) de Géraldine Levasseur, on peut y admirer La Comtesse Kessler (vers 1886) de Jean-Jacques Henner (1829-1905) et des portraits réalisés par la photographe contemporaine Geneviève Boutry (Lauriane, Emma et Les Trois Sœurs) à côté de reproductions de célèbres tableaux du XIXe siècle figurant des rousses et des roux. Des citations d’écrivains du XIXe siècle et quelques mots de Sonia Rykiel : « J’étais rousse. Rousse comme il n’est pas permis de l’être. » viennent compléter cette mise en bouche.

Des nus élégiaques, des mannequins de mode, des chefs Indiens

Le Salon aux colonnes, contigu, confronte des œuvres marquantes de Henner avec des portraits de rousses par d’autres artistes. Idylle (1872, [voir ill.]), où apparaît sa « première rousse » ; La Liseuse (1883), portrait du modèle et future peintre Juana Romani ; Femme de profil (vers 1890) – qui n’est pas à proprement parler rousse mais le cartel précise qu’« une lumière cuivrée illumine sa chevelure »– ; et Hérodiade (vers 1887) offrent un panel assez complet des thèmes préférés du peintre. Il s’agit de femmes nues présentées dans la nature sous un prétexte tiré de la littérature antique, de la mythologie ou de la Bible et des portraits réels ou de fantaisie. En contrepoint viennent Femme à l’orchidée (vers 1900) d’Edgard Maxence, Jeune femme à la rose (1918 ou 1919), portrait du modèle « Dédée » par Renoir, Composition (vers 1892) de Charles Maurin et Lilia (1889) de Carolus-Duran. Ces quatre toiles, ainsi que deux autres prêtées par le Musée du quai Branly, sont les seules de l’exposition à ne pas être de la main de Henner.

On monte ensuite dans le Salon rouge (!) pour mesurer « La force d’une couleur ». Le regard embrasse à la fois Solitude, La Fontaine et La Source (trois nus élégiaques, non datés) et trois mannequins présentant des créations spéciales pour Sonia Rykiel imaginées en 2008 par Jean Paul Gaultier, la Maison Martin Margiela et Jean-Charles de Castelbajac. En retour figurent des masques de Papouasie-Nouvelle-Guinée et, de l’autre côté de la pièce, deux portraits par George Catlin de chefs Indiens d’Amérique (vers 1846), porteurs d’une crête rousse. C’est certes très coloré, mais il est difficile de comprendre où cela mène.

À l’étage au-dessus, la salle des dessins montre comment Henner illuminait ses nus au crayon de chevelures traitées à la sanguine. Trois croquis de mode correspondant aux tenues pour Sonia Rykiel y sont également présentés. Au même niveau, dans la pièce consacrée à « Rousseur et préjugés », la scénographie entremêle une perruque portée par Louis Seigner dans le Bourgeois gentilhomme en 1951, la pochette de l’album Aladdin Sane de David Bowie (1973), des affiches de Jules Chéret et Eugène Grasset, des albums de Boule & Bill et Spirou, des représentations de Fifi Brindacier et Calamity Jane ou encore des jouets Tintin et Peter Pan.

C’est au troisième étage, dans l’atelier gris, qu’est enfin posée la question de départ : « Pourquoi tant de roux ? » Selon Claire Bessède, « le roux apparaît comme substitut du rouge » dans le système de couleurs complémentaires utilisé par Henner (l’orangé est la complémentaire du bleu et le rouge est la complémentaire du vert), la plupart de ses œuvres présentant un fond bleu et vert. Pourtant, dans ses Entretiens de Jean-Jacques Henner, Émile Durand-Gréville note, à la date du 29 mai 1880, qu’Henner lui a dit : « L’autre jour, dans un article, on parlait des couleurs complémentaires. Est-ce que vous croyez que cela veut dire quelque chose ? » Durand-Gréville précise plus loin que le peintre réalisait ses esquisses au roux de bitume (bitume de Judée utilisé en glacis) et, le 9 janvier 1885, il écrit : « À propos d’une petite Nymphe qu’Henner a peinte d’un seul ton avec du bitume. Henner : Toute la peinture est là. On n’a pas besoin de tant de couleurs pour faire un tableau. Au Vatican, le Saint Jérôme de Léonard est d’un seul ton brun avec le dessous ménagé pour les parties claires et seulement un coin de ciel, un brin de bleu… à mourir de joie ! »

Son goût du roux n’aurait donc rien à voir avec une fascination pour une couleur de chevelure. Il était de l’ordre du choix technique et esthétique. Henner ne considérait pas l’orangé ou l’auburn comme une touche animant son tableau. Tout au contraire, c’était la couleur autour de laquelle il construisait son travail, le vert et le bleu jouant le rôle des complémentaires, jamais obligatoires. Toutes les œuvres présentées dans l’atelier gris en sont l’illustration.

Roux !,
jusqu’au 20 mai, Musée national Jean-Jacques Henner, 43, avenue de Villiers, 75017 Paris

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°517 du 15 février 2019, avec le titre suivant : Pour Henner, le roux avait le goût du bitume

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