Histoire de l'art

Plaidoyer pour le XVIIIe siècle

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 17 novembre 2015 - 2345 mots

Coincé entre le Grand Siècle – celui de Louis XIV –, et les révolutions artistiques du XIXe siècle – celui de Baudelaire –, le XVIIIe siècle souffre parfois de peu de considération. Il est pourtant l’un des siècles les plus passionnants de l’histoire de l’art.

Le 1er septembre 1715, Louis XIV rend son dernier souffle à Versailles. Avec lui s’éteignent aussi les derniers feux du Grand Siècle. La fin douloureuse de ce long règne, marquée par un climat austère et dévot, a éreinté la France qui subit une profonde crise économique et financière due à d’interminables guerres. Le royaume tout entier aspire à davantage de légèreté et de joie de vivre. Cette chape de plomb se dissipe rapidement avec son successeur. Le roi n’ayant pas laissé d’héritier en âge de monter sur le trône, son arrière-petit-fils Louis XV n’a que cinq ans, le pouvoir est confié à un régent : le cultivé et libéral Philippe d’Orléans. Ce dernier prend le contre-pied de la politique du Roi-Soleil, concluant des alliances, pacifiant le royaume et gouvernant de façon moins absolutiste. Il assouplit par ailleurs radicalement l’étiquette, créant un terreau sur lequel prospèrent les idées des Lumières. « La mort du vieux roi entraîne la libération de la société et des arts, résume Guilhem Scherf, conservateur des Sculptures au Musée du Louvre. Le Régent s’installe à Paris, suivi par toute une cour. Il y a vraiment le sentiment que l’on change d’ère, que l’on vit un jalon historique et culturel. »

La recherche de la beauté et du confort
Loin du carcan versaillais, Paris connaît une effervescence artistique et architecturale. L’aristocratie, mais aussi la bourgeoisie qui accède à davantage de richesse, font bâtir de luxueux hôtels particuliers. « Singeant l’aristocratie, la bourgeoisie commande mobilier, peintures, sculptures et objets d’art aux meilleurs créateurs de son temps », souligne Xavier Salmon, chef du département des Arts graphiques du Musée du Louvre. « C’est un siècle où l’on s’intéresse à son intérieur, à la manière dont on vit, où l’on recherche le confort et la beauté ; ce qui en fait un siècle profondément humain. » Bien que fastueux, l’aménagement privilégie donc des espaces plus intimes où fleurissent des décors gracieux. La rhétorique pompeuse et le classicisme du Grand Siècle cèdent la place à la rocaille, style souple et léger qui s’épanouira complètement sous Louis XV. Les murs se couvrent de boiseries rehaussées d’or ou ornées de compositions plaisantes et les lignes du mobilier se courbent dans un souci de bien-être. La clientèle plébiscite une peinture aimable et décorative, majoritairement de petit format, dont les teintes douces égaient salons et cabinets. Dans cette période d’effloraison artistique se développe aussi le goût pour la connaissance, la lecture et l’échange.
Les premières bibliothèques de prêt apparaissent tandis que les lieux de sociabilité se multiplient : cafés, clubs, loges maçonniques ou encore académies. Sans oublier le salon, phénomène si caractéristique de l’époque. Un endroit où une femme « dans le déclin de sa beauté fait briller l’aurore de son esprit », ironisait Voltaire. « Il est vrai que ces lieux de société étaient essentiellement animés par des femmes », remarque Geneviève Haroche-Bouzinac, professeur de littérature française de l’âge classique à l’université d’Orléans, auteur de Louise Élisabeth Vigée Le Brun, histoire d’un regard. « S’y développe le goût de la conversation, on y lit aussi en avant-première des œuvres littéraires et les idées nouvelles circulent. Une certaine électricité, un bouillonnement intellectuel, politique et économique sont sensibles ».

Dans ce moment de renouveau et de fantaisie, l’intérêt pour les petits genres progresse. Portrait, paysage, sujets relatifs à l’enfance et à l’amour triomphent. « Les théâtres de foire qui sont à l’origine de l’opéra-comique remportent un succès populaire. Et le roman, encore considéré comme un genre mineur, gagne en audience », rappelle Geneviève Haroche-Bouzinac, laquelle ajoute : « On observe également le développement d’une littérature et d’une poésie érotiques, dont le sujet est la description de l’amour et de ses scènes. La chanson sentimentale, la romance plaisent. »

Un moment d’art total
Le dialogue entre les arts est dans l’air du temps. Un auteur comme Diderot écrit sur la peinture et la sculpture, tandis que la portraitiste Élisabeth Vigée Le Brun anime un salon musical et poétique. « C’est un moment d’art total, avance Xavier Salmon. Et un moment de perfection dans tous les domaines qui sont au service d’un véritable art de vivre. » Les thèmes les plus prisés de la peinture se diffusent ainsi par l’intermédiaire de l’estampe, qui connaît un âge d’or, offrant des motifs à la tapisserie, la céramique et une kyrielle d’objets d’art, jusqu’aux tabatières. Des collaborations se nouent directement entre artistes : le peintre François Boucher reprend le sujet des pièces de son ami Favart qui lui demande à son tour de dessiner costumes et décors. Cette émulation est un puissant moteur pour la création et le rayonnement de la France.
La fondation de la manufacture de Sèvres, à l’initiative de Louis XV et de madame de Pompadour, dope d’ailleurs le phénomène. Voulue pour rivaliser avec les manufactures étrangères de porcelaine, elle s’en distingue en mettant au point une technique innovante : le biscuit. « Il s’agit d’une porcelaine brute sans la couverte émaillée qui a tendance à noyer les détails et empâter les formes », explique Guilhem Scherf, commissaire de « La manufacture des Lumières » : « L’idée de génie a été de laisser la primauté à la finesse et à l’expressivité de la sculpture. »

D’emblée le biscuit traduit en trois dimensions les sujets artistiques les plus populaires, à partir d’œuvres préexistantes mais aussi de dessins créés spécifiquement, notamment par Jean-Baptiste Oudry. La manufacture s’alloue ensuite les services de sculpteurs qui conçoivent des modèles en terre cuite destinés à être tirés en biscuit. Étienne Maurice Falconet sera le premier à assumer cette tâche. Le sculpteur, comme ses successeurs, invente des pièces répondant au goût pour les sujets modernes : l’enfance, l’amour, la littérature et le théâtre, mais aussi des portraits d’acteurs. Le théâtre jouant un rôle considérable dans la société, ses vedettes sont alors littéralement adulées. Thèmes phares de la peinture et de la littérature, la fête galante et la pastorale mettent en scène les plaisirs de l’amour dans un cadre raffiné. Elles font partie des sujets les plus diffusés par les manufactures et séduisent instantanément les cours royales étrangères. Dans cette Europe francophile, Paris est effectivement la référence pour bien des capitales, son savoir-faire est envié et ses artistes les plus renommés s’exportent. Falconet travaille par exemple à la cour de Russie et Jacques Saly au Danemark. Les thèmes français, la fête galante et la pastorale en tête, sont en outre adoptés ou réinterprétés jusqu’au XIXe siècle. Les peintres Grund et Cornelis Troost ou le sculpteur Ferdinand Tietz, entre autres, proposent des variations de couples d’amoureux et de bergers galants. Certains, à l’image de Goya, osent des relectures plus critiques. Sa version de L’Escarpolette représente des enfants de l’aristocratie espagnole jouant dans une campagne où travaillent des vachers, mettant en exergue le gouffre entre les classes sociales.

Les mille et une nuances de l’amour
Le succès de la fête galante et de la pastorale est symptomatique de l’engouement général pour l’amour qui embrase le siècle. La fête galante devient officiellement un genre pictural en 1717, quand Antoine Watteau est reçu membre de l’Académie royale de peinture et de sculpture avec Le Pèlerinage à l’Isle de Cythère. Ce manifeste évoque dans un cadre idyllique des couples contemporains s’adonnant aux délices de l’amour. L’artiste donne une vision poétique des distractions de l’aristocratie de son temps : la promenade, la conversation mais aussi la rêverie. Ici point de grivoiserie. Cette société cultive les codes de la galanterie, vision utopique d’un amour sensuel et sincère vécu dans la plus grande discrétion. Cet idéal de séduction policée évolue sous la Régence vers une quête du plaisir charnel qui fait fi du sentiment : le libertinage. Une pratique en vogue jusqu’aux plus hautes sphères du royaume, le Régent, et après lui Louis XV, sont des libertins accomplis. Des espaces privés dévolus à la consommation du plaisir, comme le boudoir, apparaissent et les arts se font plus explicites. Sous le vernis de la galanterie, Boucher invente une iconographie plus licencieuse : la pastorale. Elle met en scène des couples de bergers et bergères, de beaux jeunes gens élégamment vêtus, dans une atmosphère bucolique où les sous-entendus sexuels sont légion. Ainsi le berger tente par toutes les ruses d’obtenir les faveurs de sa belle, portant corset ajusté, décolleté plongeant et robe savamment relevée. Quand il ne la fait pas purement et simplement souffler dans une flûte avec un sourire entendu. Le meilleur élève de Boucher, Jean-Honoré Fragonard renouvelle cette veine avec plus de sensualité et de spontanéité. Peintre par excellence des pulsions érotiques, il explore les facettes du désir et de la jouissance franchissant le seuil de la chambre à coucher. Tout autant que ses motifs, son style vigoureux transcrit la fougue des ébats. De fait, dans une œuvre comme Le Baiser, la chaleur de l’étreinte est quasiment palpable.
S’il est le siècle de l’amour physique, le XVIIIe est aussi celui de l’affirmation de l’amour maternel. Une sensibilité nouvelle envers l’enfant se fait jour et irradie les arts. On ne compte plus le nombre de représentations de bambins idéalisés dans des activités quotidiennes. Si le thème de l’enfance traverse le siècle, il prend à partir des années 1760 une orientation différente dans le sillage des idées des Lumières, et plus particulièrement de Rousseau. La société réfléchit à une autre manière d’élever les enfants, davantage en lien avec un idéal de retour à la nature. Il devient acceptable d’exprimer ses sentiments envers l’enfant et l’on valorise des pratiques jugées plus naturelles comme l’allaitement. Dans son célèbre autoportrait avec sa fille, Vigée Le Brun synthétise cette évolution des mentalités. Le tableau rencontre un immense succès et est rebaptisé « La Tendresse maternelle » par le public du Salon qui y voit l’incarnation de ce changement sociétal.

Vers un nouveau paysage
Lié à l’attrait grandissant pour la nature, le paysage prend une place considérable, bien qu’il ne soit pas traité de manière réaliste, mais comme le reflet des aspirations de la société. Chez Watteau, le paysage est de fantaisie. Il participe de l’atmosphère de la scène, la végétation offrant un cadre protecteur aux amoureux. Ses paysages sont essentiellement d’influence italienne, la Péninsule évoquant toujours une certaine idée de l’Arcadie. À sa suite, Boucher peint des paysages idéalisés proches des décors de théâtre. Comme Oudry et Natoire, il s’inspire cependant de sites réels : les jardins d’Arcueil. Nature recomposée, Arcueil offrait un répertoire de fontaines, treillages et pavillons. Cette destination était une première source d’inspiration avant de poursuivre leur enseignement en Italie, surtout à Rome et à Tivoli. À ces destinations incontournables s’ajoutent au milieu du siècle les villes antiques récemment mises au jour, comme Pompéi. Cette redécouverte de l’antique fascine et nourrit le goût pour les ruines dont Hubert Robert se fait le chantre. Féru d’archéologie, il connaît la célébrité avec ses vues mêlant monuments réels et inventés. Bien que pittoresques, ses compositions évacuent progressivement l’anecdote et le paysage tend à devenir un sujet en soi.
Certains peintres, moins connus aujourd’hui, rencontrent un vif succès par leur style original. Jean-Baptiste Huet signe ainsi des pastorales mais aussi des paysages naturalistes et rustiques. Enfin, on le sait moins, mais le paysage se teinte aussi d’une connotation politique, à l’image de La France de Jean-Baptiste Oudry qui représente en apparence une banale ferme. « L’œuvre commandée par le Dauphin est en réalité une glorification de la France rurale, laborieuse mais heureuse, concept qui s’appuie sur les idées naissantes de la physiocratie qui considère l’agriculture comme la seule source de richesse », explique Xavier Salmon. En filigrane, l’œuvre rend hommage aux effets du bon gouvernement puisque le travail de la terre est favorisé par le climat de paix assuré par le roi.

Miroir, mon beau miroir
Impossible enfin d’appréhender le XVIIIe siècle sans aborder le thème du portrait. Le genre connaît effectivement un essor considérable, traduisant le désir de mieux connaître la personne. Cette affirmation de l’individu s’inscrit dans le contexte des Lumières, mais manifeste aussi la revendication de reconnaissance sociale d’une classe de la population qui gagne en puissance : la bourgeoisie. Le portrait évolue vers plus de naturel ; l’artiste doit pénétrer la personnalité et la donner à voir. Il doit rendre le caractère et la physionomie du modèle qui est souvent représenté parmi les siens ou affairé à une occupation personnelle révélant ses goûts. « La société civile se regarde elle-même, c’est un bouleversement du XVIIIe siècle que reflète amplement l’art », remarque Guilhem Scherf. « En sculpture, le portrait se décline dans tous les matériaux : marbre, terre cuite, bronze, biscuit, il y a énormément de commandes et le portrait est omniprésent au Salon. » Les contemporains se plaignent d’ailleurs de cette surabondance d’illustres inconnus. « Face à cet engouement pour sa propre image se succèdent des générations de portraitistes qui vont s’illustrer avec plus ou moins de talent, de manière flatteuse ou dans une volonté de psychologie exacerbée », explique Xavier Salmon, commissaire de la rétrospective d’Élisabeth Vigée Le Brun. La portraitiste attitrée de Marie-Antoinette que l’on célèbre actuellement est emblématique de cette tradition du portrait flatteur qui séduit l’Europe. Elle se démarque cependant par ses dons de coloriste et sa capacité à renouveler un genre convenu en imaginant des poses originales. Outre la cour, Vigée Le Brun immortalise les personnalités de son temps comme Hubert Robert qu’elle représente transcendé par le génie, dans la veine typique du portrait des Lumières.

L’époque veut fixer pour la postérité l’image des hommes de lettres, philosophes et artistes des Lumières. Pour contrer cette mode et dans une optique politique, le comte d’Angiviller, directeur des Bâtiments de Louis XVI, fait réaliser en biscuit les portraits des grands hommes dont le talent s’est épanoui grâce à la tutelle ou à la bienveillance de la monarchie. Cette opération de communication, lancée quelques années à peine avant la Révolution, n’aura pas l’effet escompté. 

« Élisabeth Louise Vigée Le Brun »
jusqu’au 11 janvier 2016. Galeries nationales du Grand Palais. Tarifs : 13 et 9 €. Commissaires : Joseph Baillio et Xavier Salmon. www.grandpalais.fr

« La Manufacture des Lumières. La sculpture à Sèvres de Louis XV à la Révolution »
jusqu’au 18 janvier 2016. Cité de la céramique, Sèvres (92). Tarifs: 8 et 6 €. Commissaire: Guilhem Sherf. www.sevresciteceramique.fr

« Dansez, embrassez qui vous voudrez. Fêtes et plaisirs d’amour au siècle de Madame de Pompadour »
du 5 décembre 2015 au 29 février 2016. Louvre-Lens (62). Tarifs : 9 et 8 €. Commissaire : Xavier Salmon. www.louvrelens.fr

« Rêveries italiennes. Watteau et les paysagistes français au XVIIIe siècle »
jusqu’au 17 janvier 2016. Musée des beaux-arts de Valenciennes (59). Tarifs: 5 et 2,6 €. Commissaires : Martin Eidelberg, Emmanuelle Delapierre, Vincent Hadot et Virginie Frelin. www.valenciennes.fr

« La manufacture des Lumières. La sculpture à Sèvres de Louis XV à la Révolution »
jusqu’au 18 janvier 2016. Cité de la céramique, Sèvres (92). Tarifs: 8 et 6 €. Commissaire: Guilhem Sherf. www.sevresciteceramique.fr

« Hubert Robert »
de mars à juin 2016. Musée du Louvre, Palais du Louvre, place du Carrousel, Paris-1er, www.louvre.fr

« Les jardins d’Arcueil »
de mars à juin 2016. Musée du Louvre, Palais du Louvre, place du Carrousel, Paris-1er, www.louvre.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°685 du 1 décembre 2015, avec le titre suivant : Plaidoyer pour le XVIIIe siècle

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