Art moderne

XXE SIÈCLE

Picasso, l’illustre immigré

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 2 février 2022 - 961 mots

PARIS

Peintre de génie qui a trouvé en France la célébrité, Picasso n’en est pas moins demeuré un étranger aux yeux de l’administration. Parcours d’un immigré peu banal au Musée de l’histoire de l’immigration.

Paris. La cause est noble. En se saisissant du « cas Picasso » comme d’un exemple d’étranger, le Musée national de l’histoire de l’immigration remplit son rôle historique, mais également « aide à penser la condition de l’immigré aujourd’hui et l’évolution des stratégies d’intégration ». L’exposition, pendant visuel du livre écrit par l’historienne et sociologue Annie Cohen-SolalUn étranger nommé Picasso, Fayard, 2021 [lire JdA n°574]–, est impressionnante. Rarement on a pu voir un tel travail d’exploration de fonds d’archives. Le parcours chronologique suit en parallèle la vie et l’œuvre de l’artiste espagnol et propose des « encadrés » qui familiarisent le spectateur avec quelques personnages clés pour la carrière de Picasso (Daniel-Henry Kahnweiler, Guillaume Apollinaire, Max Jacob…).

On y apprend que Pablo Picasso (1881-1973) n’a pas échappé à la xénophobie de l’État français et de son administration. Pour preuve, le fichier de la police, qui lui reconnaît des amitiés anarchistes (1901) et, une quarantaine d’années plus tard, en 1940 – une période pour le moins peu favorable aux étrangers –, le rejet de sa demande de la nationalité française. La justification mentionne le passé trouble de l’artiste, aggravé par son soutien au gouvernement républicain espagnol et par son contrat avec le galeriste juif Paul Rosenberg. La France n’a aucune raison d’être fière de ce refus.

Pour autant, peut-on en déduire, comme le fait Annie Cohen-Solal, commissaire de l’exposition « Picasso l’étranger », que : « Malgré les difficultés, les humiliations, les rejets ou les échecs divers auxquels Picasso dut faire face à son arrivée, dans une France xénophobe, à peine sortie de l’affaire Dreyfus, l’artiste alla de l’avant, construisant son œuvre avec obstination sans jamais mentionner la situation pénible qui était la sienne » ? Humiliations, rejets, échecs ? On pourrait se demander si le silence de Picasso ne prouve pas plutôt que, très rapidement, sa situation fut loin d’être pénible…

« Immigré culturel »

Mais, à quel type d’immigré doit-on assimiler Picasso ? Ne faut-il pas faire une distinction entre les immigrés politiques, les immigrés économiques et ceux que, faute de mieux, on peut nommer immigrés culturels ? Relevant de la dernière catégorie, le peintre est attiré par cette terre d’élection, auréolée pour maints créateurs étrangers d’un prestige quasi mythique. Pour les artistes catalans – Ramon Casas, Santiago Rusiñol, Miquel Utrillo –, il n’est d’art qu’au-delà des Pyrénées. Ainsi, quand son tableau, au titre significatif Derniers Moments, est choisi pour l’Exposition universelle de 1900 – à dix-huit ans à peine –, Picasso s’embarque pour Paris avec son complice Carlos Casagemas. Boulimique visuel, le peintre est doté d’une capacité digestive plastique exceptionnelle, qui lui permet d’expérimenter et d’adapter à son propre compte les divers acquis de l’art de son époque. Nomadisme pictural qui n’a d’égal que son nomadisme réel, car, entre 1900 et 1904, Picasso franchit huit fois les Pyrénées.

Sans doute, pour Picasso, comme pour la majorité des artistes étrangers que l’on nomme l’école de Paris, les premières années dans la capitale française ont été éprouvantes. Les conditions de vie du Bateau-Lavoir, comme celles de la Ruche, cette résidence cosmopolite d’artistes pauvres, étaient rudes. Rapidement, toutefois, Picasso établit son réseau, incluant des artistes français et étrangers, auxquels se joignent des critiques et des poètes qui se nomment Max Jacob, Guillaume Apollinaire, André Salmon. Suivent les rencontres avec des collectionneurs – Paris est au cœur du marché mondial de l’art vivant –, le portrait de Gertrude Stein datant déjà de 1905. Puis, c’est la collaboration avec Daniel-Henry Kahnweiler, le jeune galeriste qui défend le cubisme dès 1907. Pendant la guerre, Picasso travaille avec les Ballets russes –Parade (1917) – et quitte la bohème pour un cercle nettement plus mondain. Désormais, son destin est glorieux, même si les institutions culturelles françaises, comme le montre l’exposition récente au Louvre-Lens, ne reconnaissent pas son génie. Cependant, si le cubisme et son chef de file sont particulièrement visés, au prétexte d’être un art de « Boche », on sait que les autorités et les musées français avaient peu d’égards vis-à-vis de l’avant-garde en général.

Une star internationale très intégrée en France

Le parcours géographique de Picasso – la rue de la Boétie, Fontainebleau, le manoir du Boigseloup, la Côte d’Azur et enfin le château de Vauvenargues – est une preuve de son ascension. Curieusement, l’homme fait le grand écart au moment le moins attendu. À la Libération, riche et star internationale, courtisé par les musées dans le monde entier, il rejoint le parti communiste.

L’exposition ne cherche pas à placer Picasso dans une position de martyre, ni de l’idéaliser. Il n’en reste pas moins que les explications fournies au spectateur insistent sur l’impact des démarches administratives et sur le sentiment d’instabilité qu’elles provoquent sur son œuvre – le renouvellement de la carte de résident, la demande du permis de circulation. Certes, rien n’empêche d’interpréter certains des travaux de l’artiste à l’aune de l’angoisse que fait naître la guerre. Mais, si Picasso a été sensible à la situation en Espagne – n’oublions pas Guernica en 1937 –, rien n’appuie véritablement cette hypothèse. On reste d’ailleurs étonné face à un paysage idyllique réalisé en 1940, à Royan, où l’artiste se réfugie dès 1939 (Café à Royan, 1940). Toutefois, la question essentielle est posée par Claire Zalc dans l’excellent catalogue : Picasso, selon la perspective de la « micro-histoire », serait-il un exemple d’« exceptionnel normal » ? Autrement dit : « On peut s’offusquer devant le refus de naturaliser Picasso […]. Le cas Picasso s’ouvre alors sur une histoire qui reste à écrire, celle de tous ceux qui se sont vu refuser la qualité de Français, dans des années où, pour certains, elle offrait une chance d’échapper au pire ». Max Jacob n’aurait pas dit le contraire.

Picasso l’étranger,
jusqu’au 13 février 2022, Musée national de l’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, 293, avenue Daumesnil, 75012 Paris.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°580 du 7 janvier 2022, avec le titre suivant : Picasso, l’illustre immigré

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque