Cette célèbre mission ethnographique qui a collecté des artéfacts africains se plie à une relecture actuelle. Appropriations, études scientifiques ou préservation du patrimoine ? L’exposition au Quai Branly remonte la piste de ces objets en questionnant le passé colonial français.
La boxe peut mener à tout ! En effet, le 15 avril 1931 un combat de gala est organisé à l’initiative de Georges Henri Rivière, alors sous-directeur du Musée d’ethnographie du Trocadéro (ce dernier deviendra le Musée de l’Homme en 1937), qui oppose l’un de ses amis Alfonso Brown (alias Panama Al Brown) à Roger Simende. Vainqueur et magnanime, Brown va contribuer au financement de la fameuse « mission Dakar-Djibouti » en offrant à son directeur, l’ethnologue Marcel Griaule (1898-1956), la coquette somme de 101 335 francs de l’époque, soit l’équivalent d’environ 75 000 euros d’aujourd’hui (sur les 700 000 francs qu’a coûté la mission, soit 510 000 euros au total).
Cette mission ethnologique et linguistique, en pleine période coloniale, va durer presque deux ans, de 1931 à 1933, visiter plus de 300 communes de 14 pays et réunir au total 11 membres (pas toujours tous au même moment) parmi lesquels le précité Marcel Griaule, l’ethnologue Deborah Lifchitz (1907-1942) et l’écrivain et aussi secrétaire de la mission Michel Leiris (1901-1990), qui publiera dès 1934, chez Gallimard, son célèbre journal du voyage L’Afrique fantôme. Ils traversent l’Afrique d’ouest en est, du Sénégal à Djibouti, la plupart du temps en voiture et à la fin à dos de mules (!) passant par le Mali, le Burkina Faso (ancienne Haute Volta), le Bénin (ex-Dahomey), le Niger, le Nigeria, le Tchad, le Cameroun, la République démocratique du Congo (ancien Congo Belge), l’Éthiopie, l’Érythrée et Djibouti (Côte française des Somalis), sous domination coloniale européenne et pour la plupart française.Au retour, ce ne sont pas moins de 3 600 objets, 6 000 photographies, 3 500 mètres de films, 370 manuscrits, 15 000 fiches d’enquête, 70 ossements humains, 6 600 spécimens naturalistes, des enregistrements sonores, des archives diverses qui seront rapportés. En somme, un énorme butin qui soulève un certain nombre de questions… sur lesquelles se sont précisément penchés les 11 commissaires (!) de l’actuelle exposition « Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes », au Musée du quai Branly, avec notamment Claire Bosc-Tiessé, directrice de recherche au CNRS, Daouda Keïta, directeur général au Musée national du Mali, Mame Magatte Sène Thiaw, chargée de recherche au Musée des civilisations noires à Dakar, sous la houlette de la commissaire générale Gaëlle Beaujean, responsable des collections Afrique du musée, pour, selon ses propres termes, « mettre en relief les points de vue africains et souligner l’important travail collectif qui a été fait ». Ils ont ainsi mené durant deux ans une contre-enquête en se rendant sur place.
Lors d’une conférence de presse, début février, Gaëlle Beaujean avait insisté sur la volonté des enquêteurs-commissaires d’essayer de retrouver et comprendre les circonstances de ces collectes et de les faire figurer à côté des objets exposés… On pouvait craindre le pire. Mais qu’on se rassure, le parcours n’a rien d’une exposition conceptuelle avec une succession de cartels et des textes à rallonge. Au contraire, ces derniers sont assez discrets et courts puisque limités à peu de signes. Ils répondent ainsi en partie seulement aux questions implicites que peuvent se poser les visiteurs, avec en filigrane les problèmes évidents auxquels ont été confrontés les fins limiers : d’une part comment retrouver la source d’une collecte dans des régions où il est quasiment impossible de se rendre aujourd’hui pour des questions géopolitiques et de sécurité, comme une partie du Mali, notamment le Pays Dogon, qui fut très important dans cette mission ? Et d’autre part, comment retrouver des témoins de ces collectes près de cent ans plus tard, même si l’on sait que la tradition orale a toujours été caractéristique de ces régions. L’un des commissaires a évoqué avoir rencontré un homme qui était âgé d’une dizaine d’années au moment de la mission. Même si les dates de naissance étaient parfois approximatives à l’époque, on peut, sans prendre de risque, supposer qu’il est aujourd’hui un bon centenaire avec une mémoire susceptible de flancher. Que dire ensuite des réactions et commentaires, certes quelquefois éclairants, de ceux, petits-enfants ou arrière-petits-enfants, à qui ont été présentées des photos d’objets dont ils ont plus ou moins entendu parler avec les déformations inhérentes à ce type de passage de mémoire ?
Le parcours bien documenté et très pédagogique, à l’exemple de cette immense carte de quelque 13 mètres de long montrée dès le début, ainsi que des notes de salle, soulève de vraies questions, relatives aux différentes sections de l’exposition notamment sur les méthodes de collecte sous la forme de dons, de commandes, d’échanges, d’achats (quelquefois avec tromperies sur la valeur), mais aussi de vols, de saisies ou de réquisitions déjà dénoncés par Michel Leiris qui utilisait alors le terme de « rapt ». Si l’on peut lire sur de nombreux cartels, dont sur celui d’un masque N’domo, « acquis selon des modalités inconnues le 10 août 1931 », d’autres comme celui concernant des objets de la société secrète du Kono – dont un étonnant « boli » – indiquent clairement qu’ils ont été « Réquisitionnés le 7 septembre 1931 à Diabagou au Mali, malgré le refus du chef de culte ». Des indications qui rappellent que bon nombre d’objets sacrés n’auraient jamais dû être rapportés, mais qu’ils l’ont été parce que la mission, selon les pratiques ethnologiques et la démarche scientifique de l’époque voulaient, entre autres arguments « les sauver d’une possible disparition ». On l’aura compris, l’exposition a le mérite de donner des éclairages inédits, de révéler d’indéniables zones d’ombre, de ranimer des angles morts et d’exposer de très beaux objets dont certains n’ont jamais été montrés. Mais en rappelant le contexte colonial, les relectures actuelles, l’implicite et brûlante question des restitutions ou même le politiquement correct, cette exposition marche aussi sur des œufs. Campagne de pillage et spoliation ou sauvetage d’un formidable patrimoine ? C’est en creux la délicate mission que cette exposition tente d’évaluer.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Mission Dakar-Djibouti, le revers de la médaille
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Mission Dakar-Djibouti, le revers de la médaille