Art contemporain

L’univers en expansion de Gilles Barbier

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 16 février 2021 - 1776 mots

MARSEILLE

L’œuvre proliférante de Gilles Barbier peut susciter chez le critique d’art un léger vertige, ce qui a donné lieu à de nombreux et savants commentaires. Cette année offre plusieurs occasions d’explorer son univers, d’une folle logique.

Gilles Barbier. © J.C. Lett
Gilles Barbier.
© J.C. Lett

Nous l’avions rencontré en plein été, dans l’atelier attenant à la maison où il vit avec son épouse et leurs quatre enfants, sur les hauteurs de Marseille. C’était une journée ensoleillée, Gilles Barbier était en bermuda, peut-être même en tongs, comme ses Pions iconiques, auxquels on associe volontiers son travail – au risque de l’y réduire. Depuis qu’il a initié cette série dans les années 1990, l’artiste sert toujours de modèle à ces personnages de petite taille qui tous, outre ses traits, ont les yeux clos, formant une sorte de carnaval à son image, peuplé de Cro-Magnon et d’Imperator, de Soviet suprême, de pape et de Papou…, souvent présentés en groupe, façon « meute de clones trans-schizophrènes », pour reprendre le titre d’une monographie qui lui fut consacrée en 2000 [éditions du Musée de l’abbaye Sainte-Croix].

Bombe à retardement

Nous avions revu Gilles Barbier à Paris, alors que la Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois vernissait sa nouvelle exposition, la douzième dans leur espace de la rue de Seine. Intitulé « Entre, dans, derrière, sous, sur… », ce solo-show de rentrée rassemblait des peintures très récentes, représentations « en trois dimensions » de grand format. Dans l’I.A. (les câbles, les étincelles) ; Derrière la vitre (la pluie) ou Entre les plis (les souvenirs) sont autant de façons d’appréhender le monde, de ses entrelacs les plus triviaux à ses arcanes les plus abstraits. Avec cette virtuosité presque embarrassante qu’il a toujours fallu, pour ce dessinateur surdoué, contrarier, contourner ou tenir à distance. S’en était suivi un dîner en terrasse d’un café de Saint-Germain-des-Prés, le long de la chaussée, une de ces réunions joyeuses, au ras du bitume, qui à présent semblent tellement exotiques. Gilles Barbier confiait à son voisin de table Gaël Charbau, ancien commissaire de sa rétrospective à La Friche la Belle de Mai (« Écho Système », 2015) avoir les vernissages en horreur – il ne s’était d’ailleurs pas présenté, le matin même, lors du créneau réservé à la presse. Ses airs goguenards cacheraient donc un grand timide, pas très à l’aise avec les codes en vigueur, ce qui l’a sans doute plus d’une fois desservi. Gilles Barbier, qui a dépassé le milieu de carrière et déploie une œuvre extraordinairement profuse, n’a jamais bénéficié d’exposition dans une institution parisienne, déplore son galeriste. Cependant, selon Gaël Charbau, « on sera forcément amené à redécouvrir son travail. Son œuvre est d’une redoutable efficacité visuelle, mais aussi d’une densité phénoménale, une vraie bombe à retardement. »

Burlesque et tragique

Cette fois-ci, nous lui parlons au téléphone. C’est le creux de l’hiver, le Marseillais d’adoption revient de Rodez où son exposition au Musée Soulages est enfin en place. « Nous avons vraiment beaucoup travaillé pour être prêts à temps, tout en sachant que l’exposition n’allait pas ouvrir », raconte-t-il, un peu désabusé. L’Aveyron, en décembre et entre deux confinements, ce n’est pas très riant et Gilles Barbier confie avoir par ailleurs l’impression de vivre « un moment de suspension très curieux, pénible aussi, avec toutes ces annulations… ». Avant une exposition personnelle à la HAB Galerie à Nantes en 2021, et une participation importante à une exposition thématique au Louvre en 2022, cette exposition programmée dans le musée ruthénois représente donc en soi un petit exploit. D’autant qu’elle rassemble quatre installations monumentales : l’Orgue à pets, association scatologique d’une figurine hyperréaliste avec une architecture de verre soufflé et de compresseurs ; la Boîte noire, ensemble de tourniquets comportant près d’une centaine de dessins, actionné par un moteur ; le Terrier troglodyte ; la Méga-Maquette et son musée miniature à ciel ouvert au milieu d’un paysage de train électrique, ainsi qu’un ensemble de gouaches inédites, Les Soupes. « Gilles est un artiste hors norme, au-delà des pratiques de l’art contemporain, estime Benoît Decron, conservateur du patrimoine, directeur du Musée Soulages. Et son discours est tous publics. » À mi-chemin entre burlesque et science-fiction, humour potache et consternation, conquête spatiale et blagues anales.

Création mécanique

Le titre de l’exposition, « Machines de production », vise pour sa part à montrer le processus d’élaboration des différentes sculptures, collages, dessins… Ou comment, à partir d’énoncés programmatiques sous forme de phrases courtes, telles que « se planquer dans l’atelier » (série de photographies) ou « habiter la peinture » (copie de natures mortes colonisées par des architectures blanches), « on peut parvenir à de grands ensembles étalés dans le temps et qui évoluent, qui s’appuient les uns sur les autres pour créer un réseau », explique Gilles Barbier. Exemple : la Boîte noire, composée de quatre structures tournantes supportant 96 dessins noirs. Dans cette série, commencée il y a vingt ans, sont consignés des micro-événements du quotidien, tentative d’enregistrement de la mémoire en train de se constituer, saisie dans des vignettes reprenant systématiquement la même technique et le même format, dont la réalisation est en grande partie déléguée à des assistants. L’installation, spectaculaire, est régie par un mécanisme horloger qui la fait tourner sur elle-même.

Alors qu’il élabore un univers de plus en plus proliférant, Gilles Barbier poursuit en effet le rêve d’une présentation modulaire en mouvement. « Le but serait que deux personnes qui passent à dix minutes d’intervalle ne voient pas la même exposition, ni le même accrochage, selon une gymnastique de l’espace proche de la mise en scène du théâtre, où l’on change de décor très vite. » Au-delà de la logique à l’œuvre, c’est surtout la cohérence de sa trajectoire qu’il souhaiterait ainsi mettre en évidence « pour éviter l’impression que je passe du coq à l’âne ». Hantise de se voir résumer à un premier degré univoque ? Disons plutôt, alors, du coq à l’âme. En tout cas, dans l’esprit de Gilles Barbier, chaque élément est relié à un ensemble pensé « comme un grand organisme », traversé de pulsions et d’angoisse.

Association d’idées

Parmi les énoncés, « placer des super-héros dans des corps qui ont l’âge de leur copyright » s’est traduit par une série réunie dans la très « médiagénique » installation l’Hospice (2002), au pic de la notoriété du plasticien. « Travailler le dimanche » a donné lieu, quant à lui, à un interminable projet de copie du dictionnaire Larousse – à partir de l’exemplaire de 1966 soigneusement conservé. Soit des milliers d’images à la gouache reprenant, en les agrandissant sur des toiles de deux mètres sur deux, les définitions de la langue française. L’ensemble, toujours en cours, exécuté à la main, sera au cœur de l’exposition présentée au printemps à la HAB Galerie, à la pointe de l’île de Nantes, dans un ancien hangar à bananes. Ce détail trivial n’est pas négligeable pour Gilles Barbier, qui a produit beaucoup de bananes dans sa vie, motif récurrent parmi d’autres : les trous, les maisons, les vers de terre…, tout ce qui ouvre à une percolation de sens plus ou moins souterraine. Cette histoire d’import-export a donc enclenché son imaginaire, tout comme la possibilité de concevoir une scénographie, qu’il juge particulièrement réussie, « de cimaises pliées comme les pages d’un livre et déployées dans la grande allée, qui donne un peu le tournis ». Une brusque rafale de vent, la célèbre estampe d’Hokusai figurant un homme ouvrant sa valise d’où s’échappent en s’envolant des documents, a servi d’inspiration pour cet agencement à l’intérieur duquel le visiteur pourra déambuler comme à l’intérieur du cerveau de l’artiste, au milieu de ses associations d’idées.

Références littéraires

On mentionne souvent le goût de Gilles Barbier pour la bande dessinée – il vénère le génie de Mœbius, cite Gotlib, Crumb, Morris comme des maîtres, a même rêvé de devenir auteur de BD avant de choisir les arts plastiques. Mais ses références s’étendent bien au-delà du neuvième art. Le Terrier doit ainsi son titre à une nouvelle de Kafka. Et parmi ses auteurs de chevet, ce lecteur boulimique mentionne, étonnamment, Virginia Woolf. « J’aime beaucoup ses poèmes. Dans un entretien qu’elle a donné, elle évoque, derrière chaque personnage, la présence d’une grotte. Je pense qu’elle parle d’une résonance, d’un inconscient qui transparaît dans le texte, et je trouve cette idée très belle. J’essaie moi aussi de ménager « une grotte » derrière mes pièces et mes projets. C’est une façon de prendre de la distance avec l’objet. Celui-ci doit comporter une part de non-dit. » La grande référence littéraire de Barbier a par ailleurs longtemps été L’Homme-dé de Luke Rhinehart (1932-2020), personnage subversif et déjanté soumettant chacun de ses choix à un lancer de dés afin de s’affranchir des règles sociales et morales. L’artiste lui doit son concept de protocole aléatoire à partir d’énoncés, principe à facettes mis en place dans son travail dès la lecture de cet ouvrage culte des années 1970.Fraîchement diplômé des Beaux-Arts, Gilles Barbier se demandait alors quelle posture adopter, quelle voie suivre. Interrogation bien naturelle pour un jeune artiste, et d’autant plus pour ce natif du Vanuatu ayant grandi dans un environnement linguistique et culturel d’une extraordinaire variété (trois langues officielles, plus de quatre-vingts dialectes…), où l’animisme était courant. Héritier d’une petite aristocratie de province (son patronyme complet est Barbier de Préville) montée à Paris puis émigrée, d’abord en Nouvelle-Calédonie puis dans l’archipel mélanésien, ce fils d’avocat a grandi comme un insulaire, très loin de tout. Privé de musée, mais confronté à un melting-pot favorable à une certaine plasticité mentale, abreuvé de livres, d’albums, de journaux, de manuels scientifiques lui parvenant en vrac par correspondance. « Le dessin est arrivé très tôt », se souvient Barbier. De même que ce rapport étrange au langage, dans sa diversité et sa spatialisation, qui est devenu un des éléments de son œuvre, encapsulé dans des bulles bédéesques ou des phylactères moyenâgeux, suivant les circonvolutions de rubans ou envahissant totalement l’image à la façon d’une note de bas de page hypertrophiée. Autant d’éruptions textuelles qui visent moins à renforcer la lisibilité de l’œuvre qu’à saturer le regard de celui qui la découvre. Catherine Millet, la fondatrice d’artpress, qui défendit le travail de Gilles Barbier devant le jury du Prix Marcel Duchamp en 2005, le décrit, dans le catalogue de l’exposition du Musée Soulages, comme « un geyser au milieu du salon », qui « ramènerait en surface tout ce qui a été oublié, caché dans les placards […], enfoui dans les bas-fonds ». Une œuvre née du ressac de la société de consommation observée depuis les lointains rivages du Pacifique Sud.

 

1965
Naissance au Vanuatu
1985
Installation en Europe
1992
Cofondateur à Marseille de l’association Astérides, structure de résidences d’artistes
2005
Nominé pour le prix Marcel Duchamp
2008
« Le cockpit, le vaisseau, ce que l’on voit depuis le hublot » , Espace Claude Berri, Paris
2021
Deux expositions : « Machines de production » au Musée Soulages (Rodez) et « Travailler le dimanche » à la HAB Galerie (Nantes)
« Gilles Barbier. Machines de production »,
jusqu’au 16 mai 2021. Musée Soulages, jardin du Foirail, Rodez (12). Du mardi au vendredi, de 10 h à 13 h et de 14 h à 18 h ; le week-end de 10 h à 18 h. Tarifs : 7 et 11 €. musee-soulages-rodez.fr
« Gilles Barbier. Travailler le dimanche »,
du 26 mars au 26 septembre 2021. HAB Galerie, 21, quai des Antilles, Nantes (44). Accès libre. levoyageanantes.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°741 du 1 février 2021, avec le titre suivant : L’univers en expansion de Gilles Barbier

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