Luc Tuymans, Peinture froide

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 14 février 2011 - 1430 mots

Après Columbus, San Francisco, Dallas et Chicago, la rétrospective consacrée au Belge néerlandophone s’offre une ultime étape à Bruxelles. Des retrouvailles avec la capitale pour cet artiste très coté qui produit moins des tableaux que des images…

Pour porter un regard rétrospectif sur la carrière de Tuymans, amorcée à la fin des années 1970, l’artiste a accepté que deux commissaires américaines, Helen Molesworth, conservatrice en chef de l’ICA de Boston, et Madeleine Grynsztejn, directrice du musée d’Art contemporain de Chicago, travaillent avec lui. Habituellement, il aime plutôt être son propre metteur en scène. D’ailleurs, il se livrera à l’exercice pour la prochaine Biennale de Venise, où il orchestrera l’œuvre d’Angel Vergara dans le pavillon belge. Mais pour l’heure, c’est bien son œuvre picturale, intense, sombre et rétive, qui s’expose dans les salles du musée bruxellois.

L’importance du marché
Une rétrospective en forme de reconstitution comme pour éviter de réécrire l’histoire, de s’adonner à un révisionnisme complaisant. Ainsi, parmi les soixante-quinze morceaux choisis, on compte quatre salles qui rassemblent chacune une exposition clé du parcours de Tuymans.
En 1998, la galerie Gebauer de Berlin accueillait « Der Architekt », l’exposition d’une série éponyme obsédée par l’Holocauste. En 2000, la galerie David Zwirner de New York exposait « Mwana Kitoko : Beautiful White Man », troublant opus sondant les affres du post-colonialisme belge et ses relations au Congo, revu l’année suivante à la Biennale de Venise. En 2004, la Zeno X Gallery d’Anvers montrait « At Random », étrange ensemble dont les sujets étaient scellés par les lois du hasard. Enfin, en 2005, Tuymans révélait à New York des œuvres sur l’après-11 septembre sous le patronyme de Proper. Par ces choix, se traduit aussi l’importance du marché dans la construction de l’œuvre. Tuymans ne revient pas sur des expositions séminales réalisées dans des institutions, il met en exergue ses marchands, expose cette réalité de l’art sans fausse pudeur.
Assurément, cette forte personnalité au regard bleu perçant ne s’encombre pas de postures, il assume ce qui fait son œuvre, son réseau marchand qui lui permet de choisir pour sujet le monde des jésuites autant que celui du nationalisme flamand. Cette même intransigeance frappe lorsqu’on observe ses images. Étrangement, sa peinture produit moins des tableaux que des images. Parce que celles-ci sont nourries de photographies, de films, de sources télévisuelles ? Peut-être. Mais surtout parce que Tuymans se livre depuis plus de trente ans à une déconstruction lente et pugnace de la fabrique des images et des événements. Il en résulte d’étranges toiles aux couleurs délavées, comme oblitérées par la mémoire, une sorte de souvenir résiduel, par bribes, d’images vues et sues que le spectateur peine toutefois à reconnaître. « Je ne travaille qu’avec des images qui existent… Il s’agit là de [leur] donner un signifiant complètement différent », déclare Tuymans qui poursuit : « Tout a déjà été peint, la reproduction est donc le seul chemin pour avancer. » Et l’analyse des images qu’il choisit est complexe : issues de l’actualité, de l’histoire, du passé et du présent, de livres illustrés, d’ouvrages médicaux, elles ne traduisent pas Tuymans. Ce serait trop simple de faire de cette œuvre un portrait chinois. Car les images que re-produit le peintre sont méfiantes, lacunaires et inconfortables de prime abord. Leur colorimétrie délavée semble dépressive, salie, accablée. Assurément mutiques, enrobées et génératrices d’un silence pulsatile qui cogne aux tempes. « Mes images sont des images mentales, formulées après coup, en retard, et qui réclament une contemplation immobile. » 

Des images lentes
Il est frappant de constater qu’une visite d’exposition de Luc Tuymans ne se « consomme » pas, la tentation d’un zapping visuel y est immédiatement contredite par la lourdeur des formats pourtant simples. Le temps ralentit, il faut se plier à cette absence de palabres et se cristalliser sur un dialogue de plomb qui s’engage entre les aspirations du regardeur et l’intense froideur des toiles éthérées. « On a l’habitude de digérer l’image. En revanche, la peinture est quelque chose que l’on doit vraiment regarder, que l’on doit contempler, que l’on doit déchiffrer et décoder. » La peinture de Tuymans ne se « réalise » que progressivement. Un skieur tombé à terre, le visage étrangement recouvert de neige, se révèle être Albert Speer (Der Architekt, 1998). L’image se colore alors d’histoire et d’infamie, bien étrange lorsqu’on apprend qu’elle est extraite d’un film privé a priori sans intérêt pour la grande histoire. Voilà ce que peut faire l’art de cet artiste et qui confère à sa peinture une étrange aura. Mais parfois il peut aussi laisser le regard totalement circonspect devant la réticence de ses toiles, l’apparente pauvreté de son sujet : une orchidée (Orchid, 1998), un visage anonyme, un motif de torchon, une nature morte domestique (Peter, 1994), une lampe (La Lampe, 1994). Si Tuymans n’oblitère jamais ses sources, elles ne disent pas tout et se comprennent dans une lenteur qui peut apparaître exaspérante. Même lorsqu’il réalise son autoportrait, The Nose, en 2002, le parti pris dérange par son angle obtus. La peinture de Tuymans est froide, instable. Ses images entretiennent un paradoxe qui ajoute à la menace qui en émane : désincarnées, elles assument pourtant la matérialité de la touche qui les forme, un style brossé horizontal bien caractéristique. Le tiraillement entre la dématérialisation du sens des images et leur incarnation physique dans une peinture tangible, voilà l’une des qualités indéniables de l’art de Tuymans. Cette contradiction se double d’une autre, plus structurelle. Lorsqu’il choisit une image ou un sujet, l’artiste s’en nourrit, lit, se documente, se livre à une véritable autopsie de son récit. Sa série consacrée aux jésuites en 2006 lui a par exemple demandé la lecture de quelque trente ouvrages avant de pouvoir commencer à travailler. Son image n’apparaît qu’en dernier, peinte en à peine une journée. Une fulgurance permise par cette mise en mémoire. « Cela me prend des mois pour conceptualiser une image, et ce n’est que lorsqu’elle est aboutie, vraiment finie, que je me mets à la peindre », affirmait-il dans une interview récente donnée à San Francisco. « J’ai lu que je pouvais peindre à propos de n’importe quoi, mais ce n’est pas vrai parce que quand je mets le doigt sur un sujet, je le creuse avant de me mettre à travailler. Le temps que prend une peinture est lui-même plutôt court, un jour par tableau. » Étonnant surinvestissement de l’enquête, d’une image gonflée d’informations avant de s’en extraire, expurgée par la mémoire qui ne retiendrait qu’une part énigmatique traduite par l’état d’inachèvement du tableau. L’historien de la photo Vincent Lavoie parle alors avec pertinence de « traduction plastique de l’oubli ». 

La photographie mise à l’index
Par sa lente décantation analytique, l’artiste interroge la pertinence des images et le désir de vérité qui est projeté le plus souvent sur le médium photographique. Mais l’image mécanique est tout sauf un témoignage, et Tuymans l’affirme par la force de la peinture : la photographie est une représentation, non une empreinte du réel. « La peinture… est un espace de résistance sur le plan mental, car il n’est pas facile de faire des images peintes qui vont à l’encontre du flot d’images existantes », disait-il en 2002. Et c’est là où il excelle avec méthode. Helen Molesworth écrit dans le catalogue francophone de l’exposition : « De quoi se souvient-on et pourquoi ? », considérant que Tuymans se préoccupe du « devenir historique du présent ». Tuymans, plutôt disert, avait déclaré ce qui pourrait constituer la meilleure des réponses : « Mon travail s’est orienté vers l’idée de mémoire et également du pouvoir, parce que, dans ce sens, les images obtiennent une certaine force, elles restent. » Une prégnance redoutable qui déjoue l’hystérie des mass media et notre consommation parfois légère de l’information.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Luc Tuymans. Rétrospective », jusqu’au 8 mai 2011. BOZAR, Bruxelles. Du mardi au dimanche, de 10 h à 18 h. Jusqu’à 21 h le jeudi. Fermé le lundi, et accès limité le 3 avril. Tarifs : 5 à 10 euros. www.bozar.be

À la Biennale de Venise. Luc Tuymans sera la commissaire du pavillon belge à la Biennale de Venise, qui aura lieu du 4 juin au 27 novembre 2011. C’est l’artiste wallon Angel Vergara qui investira les espaces du pavillon. Son projet, Feuilleton, abordera le thème des péchés capitaux par un montage vidéo de flux d’images d’actualités, retouchées par la peinture. À l’instar de Luc Tuymans, il est fasciné par le pouvoir des images médiatiques de notre société et voit en elles le moyen d’ouvrir le champ de la peinture et de l’actualiser.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°633 du 1 mars 2011, avec le titre suivant : Luc Tuymans, Peinture froide

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