Art contemporain

ART URBAIN

Le graffiti, de la lettre à l’esprit

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 28 mars 2018 - 1341 mots

BRUXELLES / CLICHY / PARIS

De « Wonderland », au Mima à Bruxelles, à « Joy of Destruction », prochainement à la Galerie 42b à Paris, plusieurs expositions interrogent la façon dont les artistes issus de la scène graffiti peuvent être montrés.

Vue de l'exposition Wonderland de Akay & Olabo, au Mima, Bruxelles
Vue de l'exposition « Wonderland » de Akay & Olabo, au Mima, Bruxelles.
© Mima

Bruxelles, Clichy, Paris. Une exposition qui rend hommage au graffiti et à l’exploration urbaine en en expurgeant presque entièrement les fondements esthétiques, de la bombe aérosol au travail du lettrage : c’est le projet très stimulant que conduisent Akay & Olabo au Mima (Millenium Iconoclast Museum of Art, Bruxelles). Pour « Wonderland », les deux artistes suédois construisent un parcours fait de matériaux de récupération (cartels compris), et invitent le public à faire l’expérience de l’entrée sans permission dans toutes sortes de lieux, et de l’astuce requise pour ce faire. Sur le seuil de l’exposition, deux dispositifs préviennent le spectateur du risque encouru : un mur d’écrans de télévision lui rappelle qu’il est sous surveillance et, plus loin, une série de panneaux « défense d’entrer » et de miroirs convexes lui signalent qu’il s’apprête à accomplir un geste transgressif. Aux étages supérieurs, cet avertissement s’applique à une série de grillages, de portes à ouvrir, d’échelles à grimper, de trappes à soulever, de cadenas à défaire. Autant d’actions nécessaires si l’on veut découvrir les vidéos créées par Akay, Olabo et leurs complices pour rendre compte de leurs projets et aventures.

Le postulat qui sous-tend cette scénographie est double. Il s’agit d’abord de souligner que le graffiti, en dépit des apparences, ne se donne pas immédiatement mais qu’il se débusque, se traque – en un mot, se mérite. « Wonderland » suggère aussi que ce phénomène d’appropriation urbaine, revendiqué dans l’exposition comme une forme de parasitisme (« we are toxoplasma » proclame un détournement), est irréductible à son esthétique. Bref, qu’il n’est pas une somme d’images, mais une aventure, un jeu, et plus largement un mode de vie.

Entre la rue et l’institution

Une même volonté de plonger sous la surface des œuvres pour évoquer l’expérience du graffiti était déjà perceptible dans l’exposition « A Friendly Takeover » de Boris Tellegen, présentée au Mima l’an dernier. Pionnier du writing européen sous le nom de « Delta », l’artiste néerlandais y proposait avec la complicité de Daniel Hofstede une scénographie soignée, qui alliait mise en abyme de ses procédés de création et sollicitation d’un spectateur contraint, pour découvrir les œuvres, de se pencher, se baisser ou se jucher… « Restituer le graffiti dans l’institution n’a jamais été une question pour nous, se défendent pourtant Alice van den Abeele et Raphaël Cruyt, cofondateurs du Mima. Cela dit, ce n’est pas un hasard si l’on s’adresse à ces artistes-là. Au début des années 1980, ça avait du sens de faire du graffiti sur toile. Aujourd’hui c’est une recette commerciale. Les artistes que nous présentons essaient de traduire quelque chose de plus juste. Ils pensent que le graffiti en galerie n’est pas du graffiti, et refusent l’étiquette de “street artists”. »

De fait, face à la multiplication des images sur Internet et à l’essor de formes commerciales d’art urbain, à l’esthétique souvent convenue, certains artistes et commissaires font de l’articulation délicate entre la rue et l’institution le cœur de leur démarche. À cet égard, l’exposition « Street Market », qui réunissait en 2000 Barry McGee (Twist), Todd James (Reas) et Steve Powers (Espo) à la galerie Jeffrey Deitch Projects, à New York, avant d’être présentée en 2001 à la Biennale de Venise, marquait un jalon. « C’était la première fois que l’on voyait des artistes franchir des frontières et présenter des œuvres qui ne soient pas du graffiti sur toile, se souviennent Alice van den Abeele et Raphaël Cruyt. Ça a été une installation capitale. » Plus récemment, de 2012 à 2014, le « vandalisme invisible » orchestré, selon leurs propres termes, par Lek & Sowat avec Hugo Vitrani au Palais de Tokyo, en marge de l’exposition « Terrains vagues », procédait d’une démarche comparable. Il s’agissait de prolonger au cœur de l’institution les conditions d’exercice d’un art fondé sur la création collective et la transgression.

La volonté de restituer l’expérience du graffiti infuse aussi le travail d’Alexandre Bavard, dont la galerie Lepeuve à Clichy offre actuellement un aperçu avec l’exposition « System ». Pratiquant le tag depuis 2003, l’artiste a œuvré sous le pseudonyme de « Mosa » au sein des PAL, une équipée parisienne très soucieuse de marquer l’écart avec les codes « classiques » du graffiti, puis d’en mettre au jour les caractéristiques dans l’institution. Chez Alexandre Bavard, la volonté de conceptualiser une pratique fondée au départ sur l’ego trip et le travail du lettrage a pris en 2015 la forme d’une œuvre complexe et transversale, à la confluence de la danse, de la musique, de la performance et des arts plastiques : « Bulky ». « J’ai compris très tôt qu’il n’y avait pas d’intérêt à recopier ce qu’on faisait dans la rue sur une toile, explique-t-il. J’ai alors entamé une réflexion sur la manière dont on pouvait emmener ailleurs cette énergie-là. J’avais d’autres champs esthétiques à explorer. En 2015, j’ai su que ce qui me faisait le plus vibrer dans le tag, ce n’était pas son esthétique, mais l’acte lui-même : le fait de prendre le risque d’être arrêté, de peindre dans un minimum de temps quelque chose de bien réalisé, etc. Que le tag soit réussi ou raté, au fond, ce n’était pas la question. » Pour la performance Bulky, Alexandre Bavard s’attelle alors à la mise au point d’un système chorégraphique fondé sur la transcription gestuelle du tag et son interprétation par des danseurs. Ce qui permet de souligner que le graffiti est d’abord un langage du corps, et de documenter au passage une pratique éphémère. Mais Bulkyévoque aussi la relation que le tag noue à la loi et à la transgression : les costumes des danseurs font référence à la burqa, aux fantômes, et soulignent à la fois la dissimulation qui fonde le graffiti et son caractère inquiétant, voire infamant. « C’était une manière, dans un contexte d’attentats, de rappeler ce qu’est le graffiti : quelque chose qui est de l’ordre de la virulence et du terrorisme, toutes proportions gardées. » Pour l’artiste, il s’agissait aussi de s’opposer au street art et à ses acteurs.

L’effacement

Pour autant, l’ambition de restituer les conditions de production du graffiti n’exclut pas nécessairement la toile. Chez Nelio, celle-ci est au contraire le lieu d’un travail sur la forme et l’informe soucieux de restituer le caractère éphémère de l’intervention urbaine et sa capacité à dialoguer avec son contexte. Ses dernières œuvres, qui seront exposées prochainement dans le cadre de la foire « Urban Art Fair » à Paris et à la Galerie 42b, dans l’exposition « Joy of Destruction » dont il est commissaire, se nourrissent ainsi du buff (nom anglais de l’« effacement ») qui vient le plus souvent sanctionner la pratique du graffiti. « Ce qui est assez intéressant, note Nelio à propos du nettoyage, c’est l’utilisation de teintes différentes. Les interventions vont se superposer sans cesse, créant des compositions de plus en plus complexes, jusqu’au jour où une personne va décider de repeindre le mur complètement. Il y a une sorte de cycle évolutif et aléatoire, une collaboration involontaire entre différents participants qui va aboutir à une pure abstraction. Je trouve ça vraiment vivant, et c’est le sentiment que j’essaie de retranscrire dans certaines de mes peintures. »

Chez Nelio comme chez Zeser, Duncan Passmore, Ed Bats et Ekta qui participent également à « Joy of Destruction », les contraintes propres à l’illégalité fondent ainsi une méthode qui procède par superpositions et recouvrements. Elles sont un tremplin vers l’abstraction et le minimalisme, une occasion de renégocier le travail de la couleur, de la forme et de la composition. Bref, de jouer avec les codes de la rue et de l’atelier, de « brouiller les processus » pour ne pas se laisser enfermer dans l’esthétique street art

Akay & Olabo, Wonderland,
jusqu’au 15 avril, Mima, quai du Hainaut 39-41, Bruxelles.
Alexandre Bavard, System,
jusqu’au 24 mars, Galerie Lepeuve, 69, rue de Neuilly, 92110 Clichy.
Joy of Destruction (Nelio, Zeser, Duncan Passmore, Ed Bats et Ekta),
du 12 au 15 avril, Urban Art Fair, Carreau du Temple, 4, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, du 13 avril au 5 mai, Galerie 42b, 1, rue Notre-Dame-de-Nazareth, 75003 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°497 du 16 mars 2018, avec le titre suivant : Le graffiti, de la lettre à l’esprit

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