Art contemporain - Street art

ART URBAIN

Graffiti, plaidoyer réussi pour un art importun

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 12 août 2023 - 747 mots

PARIS

Avec « La morsure des termites », le Palais de Tokyo s’intéresse à la façon dont les formes du graffiti, écrites en marge de l’histoire officielle de l’art, enrichissent celle-ci.

A. One, Face Scribbeled on my Desk, 1989, aérosol sur toile © A. One.
A. One (1964-2001), Face Scribbeled on my Desk, 1989, aérosol sur toile
© A. One.

Paris. Au programme du nouveau cycle du Palais de Tokyo, « La morsure des termites » réunit une cinquantaine d’artistes, disparus, reconnus ou émergents. L’exposition s’inscrit dans la continuité du projet « Lasco » lancé en 2012 qui, pendant dix ans (à travers les interventions in situ de Craig Costello, Evol, Futura, Cleon Peterson, Vhils…), a ouvert les arcanes et les sous-sols du Palais de Tokyo à l’art urbain, sans que jamais ce dernier ne parvienne jusqu’aux cimaises du centre d’art ainsi « infiltré ». Mais c’est désormais chose faite, grâce à une exposition qui donne à voir au grand jour, avec la caution de l’institution, la lente avancée corrosive d’une création parasitaire envisagée comme une pensée souterraine. L’idée, spéculative, est de « montrer ce que le graffiti a fait à l’art et ce que l’art a fait au graffiti », résume Hugo Vitrani, son commissaire. Il ne s’agit donc pas d’une énième exposition de street art. Les noms de stars médiatiques telles que Banksy, Obey ou Invader, souvent associés à ce mouvement devenu un label marketé et, par conséquent, galvaudé, sont d’ailleurs absents de l’affiche.

« Sortir du folklore »

Le parcours s’ouvre sur un rideau de fer que surmonte un graffiti de Trane, en regard d’une œuvre de Hito Steyerl, figure reconnue d’un art contemporain volontiers critique vis-à-vis de l’institution. Le télescopage témoigne de l’ambition du propos : la vidéo The City of Broken Windows (2018), de l’artiste allemande, diffusée sur un simple moniteur, montre comment des ingénieurs apprennent aux systèmes de surveillance, via l’intelligence artificielle, à reconnaître le bruit d’une vitre brisée. Le clin d’œil ainsi établi avec l’unique graffiti déprédateur de l’exposition ne manque donc pas d’ironie.

Puisque le graffiti parle aussi de l’inscription du corps dans la ville, l’accrochage s’autorise de grands écarts qui rapprochent : tel celui entre les photos en noir et blanc des performances de Vali Export (Vertügung, 1976) et les graffeurs saisis par l’objectif de Martha Cooper. Parallèlement, l’exposition révèle une scène investie par les street-artistes et activistes de Douceur Extrême, « mouvement participatif en mixité choisie ». Cette relecture féministe va dans le sens d’une volonté revendiquée de « sortir du folklore lié au “street art” », affirme Hugo Vitrani, qui rappelle également que les grandes figures de ce mouvement aujourd’hui sur la fin sont restées à la porte du musée. Comme Skki, légende du graffiti des années 2000, dont le morceau de tricot rapiécé, hommage à la résilience de son milieu social d’origine, est ici présenté sous verre telle une icône précieuse. Limiter les graffeurs au béton et aux rames de métro en considérant que leur légitimité se joue dans la rue, c’est oublier que l’institution elle-même est par nature aussi un espace public, souligne le commissaire. Parfois un peu lente, sans doute, à reconnaître des artistes déjà défendus par de grandes galeries, tel Antwan Horfee, diplômé des Beaux-Arts de Paris (représenté par Ceysson & Bénétière et Nino Mier Gallery), virtuose de la peinture au spray, qui a réalisé la seule production spécifique de l’exposition. Dans la même pièce, le film d’animation drôle et dérangeant de Tala Madani, dont le personnage de mère indigne macule un intérieur bourgeois d’un enduit marron (Shit Mom 1, 2021), constitue une des trouvailles du parcours.

Si l’on peut demeurer hermétique à la vision romantique « d’un vandalisme qui prend soin », l’exposition fascine par ses passerelles inattendues. Qui aurait cru que Sophie Calle avait un lien avec le graffiti ? Une de ses premières séries de portraits d’habitants du Bronx, abondamment taguée le jour même du vernissage, illustre pourtant une collaboration aussi fortuite que respectueuse de l’œuvre. Quant aux correspondances étonnantes entre les tableaux de Rammellzee et de Matta, elles viennent enrichir la réflexion sur la complexité de ce mouvement.

Scénographiée à la façon d’une « ville invisible » (en référence à Italo Calvino, car l’amateur de graffiti aime le langage, et parfois la littérature), l’exposition s’accompagne d’une nouvelle mouture de PLS, le magazine du Palais de Tokyo. Charte graphique renouvelée, prix revu à la baisse, cet opus la prolonge par des entretiens et des textes, notamment celui que signe l’historienne de l’art Charlotte Guichard sur les « traces sensibles » du graffiti dans l’histoire. Les raccourcis temporels qu’elle observe dans Rome, « ville palimpseste », offrent un point de vue érudit sur les incessants va-et-vient entre la conscience patrimoniale et le vandalisme révolutionnaire, dont cette exposition suggère avec passion qu’il est éminemment nécessaire.

La morsure des termites,
jusqu’au 10 septembre, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75116 Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°615 du 7 juillet 2023, avec le titre suivant : Graffiti, plaidoyer réussi pour un art importun

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