GRENOBLE
Le Musée de Grenoble présente une riche rétrospective de la sculptrice polonaise qui s’établit à Paris dans les années 1960 où elle développa une grammaire érotique troublante.
![Marek Holzman, Alina Szapocznikow avec son œuvre Tors [Torse], Malakoff (près de Paris), atelier de l'artiste, 1966, Alina Szapocznikow Archive. © ADAGP, Paris, 2025](/sites/lejournaldesarts/files/styles/libre_w468/public/2025-10/marek-holzman-alina-szapocznikow-tors-torse-malakoff-atelier-artiste-1966-copyright-photo-adagp.jpg?h=d49796dc&itok=sAf7kDyN)
Grenoble (Isère). « Troublante, baroque, existentielle, informe et érotique, l’œuvre de la sculptrice polonaise Alina Szapocznikow a longtemps été incomprise, échappant à toute classification », affirme Sophie Bernard, conservatrice en chef et commissaire de la rétrospective riche de 150 œuvres présentée au Musée de Grenoble [en partenariat avec le Kunstmuseum Ravensburg en Allemagne]. On pourrait toutefois objecter que cette indétermination caractérise bien des créateurs rétifs aux étiquettes que l’histoire de l’art s’emploie à distribuer. Cependant, les visiteurs qui empruntent ce parcours quelque peu sinueux doivent se rendre à l’évidence : le nomadisme esthétique d’Alina Szapocznikow (1926, Kalisz, Pologne-1973, Passy, Haute-Savoie) est étonnant.
Sur le plan stylistique, elle traverse le classicisme comme l’expressionnisme, le surréalisme comme le Nouveau Réalisme, jusqu’à flirter avec le pop art. Sur le plan technique, elle pratique aussi bien la taille directe que la fonte en bronze, le moulage que l’empreinte, travaillant indifféremment le plâtre, le marbre, la résine de polyester ou encore la mousse de polyuréthane. En dépit de cet éclectisme, un thème, qui donne son titre à l’exposition, irrigue l’ensemble de l’œuvre : le corps. Mais ces corps, à l’exception des premières années de Szapocznikow, évoquées à travers le Monument pour l’amitié soviéto-polonaise (1954) ou Âge difficile (1956), s’écartent nettement de la tradition. Un constat s’impose d’emblée : il ne s’agit plus de ressemblance ni de perfection, mais d’une expression subjective, d’une vision qui s’affirme à travers des formes réduites à l’essentiel. La figure humaine n’est plus maîtresse du monde : elle le subit. À l’instar de celles de la sculptrice Germaine Richier, qu’elle a connue à Paris, ou d’Alberto Giacometti, ses figures perdent l’enveloppe lisse dans laquelle la chair se protégeait, pour apparaître comme une matière déchiquetée, indéterminée (Celle qui grimpe, 1959). L’intérieur et la surface du corps deviennent alors un champ d’expérimentation.

© Adagp Paris 2025
Très vite, Szapocznikow s’attache presque exclusivement au corps féminin, qu’elle fragmente pour n’en retenir que les parties jugées érotiques. « Mon geste, écrit-elle, s’adresse au corps humain, cette zone érogène totale, à ses sensations les plus vagues et les plus éphémères » (propos repris dans le catalogue). Ou encore aux sensations archaïques, si l’on songe à l’expression employée par Freud, « perversion polymorphe », par laquelle il désigne la capacité du nouveau-né à jouir de l’ensemble de son corps. Ces fragments, déclinés à l’infini, deviennent la signature de l’artiste. Faut-il y voir une forme de déclaration féministe ? Szapocznikow ne s’exprime pas sur ce point.
Plus surprenant encore est son silence concernant la période tragique de son adolescence. Juive, elle est internée dans plusieurs camps de concentration nazis, dont Auschwitz, pour finir à Theresienstadt, d’où elle est libérée en 1945. Peut-on voir dans l’importance qu’elle accorde à l’érotisme une revanche sur la vie par rapport à ce passé douloureux ? Même si cet aspect n’est pas explicitement démontré, impossible ici de séparer totalement l’œuvre plastique du destin de sa créatrice.
Au milieu des années 1950, après la mort de Staline (1953), le dégel en Pologne permet à Szapocznikow de s’affranchir des contraintes du réalisme socialiste. Mais ce sont surtout ses séjours à Paris – où elle s’installe définitivement en 1963 et rencontre César ainsi que les artistes du Nouveau Réalisme – qui enrichissent considérablement son vocabulaire. Elle pratique le moulage direct de son propre corps, comme en témoigne l’imposante Noga (« jambe », 1962), présentée à Grenoble en deux versions, l’une en plâtre, plus brute, l’autre en bronze, raffinée. Viennent ensuite des œuvres abstraites (Développé, 1964) ainsi que des corps hybrides, où s’imbriquent figure humaine et éléments mécaniques (Homme avec instrument, 1963). C’est d’ailleurs Machine en chair (1963), alliance saisissante de ciment, plastique et fer, qui accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition.

© Adagp Paris 2025
Un chapitre singulier est celui de son incursion du côté du design avec les « Lampes bouche ». Ces sculptures lumineuses aux couleurs pastel, moulées à partir de sa propre bouche ou celle de ses proches, constituent des œuvres à part, à la fois ludiques et étranges. Puis, Szapocznikow est rattrapée par le destin. Au cours de sa série des « Tumeurs » (1962) – composées de photographies, papier froissé et gaze recouverts de résine de polyester transparent –, on lui diagnostique un cancer du sein. Ses dernières créations, les « Fétiches », teintées d’un humour noir, apparaissent alors comme une volonté d’exorciser la menace de la mort (Sein en chiffon vert, 1970-1971). Ces sculptures molles, à l’image du corps qui se flétrit, trouvent leur aboutissement dans une œuvre macabre présentée en fin de parcours : L’Enterrement d’Alina (1970).
Le spectateur peut toutefois se remonter le moral avec la partie la moins connue de cette œuvre : les travaux graphiques, de formidables dessins tantôt abstraits, tantôt esquisses préparatoires pour les sculptures à venir.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°663 du 17 octobre 2025, avec le titre suivant : Le corps qui parle d’Alina Szapocznikow





