Art moderne

L’art italien entre deux guerres

Par Gérard-Georges Lemaire · L'ŒIL

Le 1 octobre 2003 - 1303 mots

L’exposition du musée de Lodève présente un panorama qui, bien qu’il ne soit pas exhaustif, a au moins le mérite de montrer la richesse et la diversité de l’art italien pendant la période fasciste. Jusqu’à présent, cet art a souffert d’un ostracisme a posteriori dans notre pays. L’autarcie culturelle, qui a été la conséquence de la politique du régime, a fait que les créateurs italiens se sont souvent trouvés coupés des grands courants esthétiques européens.
Il faut se souvenir que le futurisme naît symboliquement à Paris en février 1909 en première page du Figaro. F. T. Marinetti sait qu’il n’a aucune chance de frapper les imaginations dans une Italie qui est alors une province pauvre de l’art. De même, si Giorgio De Chirico, a l’intuition de la peinture métaphysique à Florence, c’est à Paris, un an plus tard, qu’il s’installe et qu’il impose ses compositions mystérieuses qui envoûtent Guillaume Apollinaire et, plus tard, André Breton et les surréalistes.
La déclaration de la guerre en 1914 entraîne l’Europe tout entière dans un conflit effroyable qui défait en grande partie les liens innombrables qui se sont tissés entre les peintres, les sculpteurs, les architectes, les musiciens et les écrivains du Vieux Continent.
La situation qui se présente après l’armistice et les différents traités qui en résultent n’a plus rien à voir avec celle d’avant 1914. Des artistes sont morts sur le front ou ont été emportés par la grippe espagnole en 1918. Ceux qui ont survécu ne sont plus exactement les mêmes personnes. Et les paramètres ont été déplacés.
À Ferrare en 1917, Giorgio De Chirico a l’idée de fonder la Société secrète des métaphysiciens. Il parvient à attirer Carlo Carrà, un transfuge du futurisme, cosignataire du manifeste sur la peinture de 1910, le jeune Filippo De Pisis, Giorgio Morandi. De son côté son frère cadet Andrea, qui a pris le pseudonyme d’Alberto Savinio, écrit sa première œuvre de fiction, Hermaphrodito, qui paraît en 1918 et qui reflète l’atmosphère si particulière de la metafisica. Carlo Carrà, contre toute attente, se présente comme le maître d’œuvre de la peinture métaphysique en exposant seul à Milan en 1918, puis en publiant un long texte théorique en 1919. Le dioscure, comme Chirico aime à s’appeler, est ébranlé. Il va poursuivre son chemin seul et retourne à Paris en 1924 après avoir entamé son « retour au métier ».
Bien des événements changent du tout au tout la situation des arts dans la péninsule. Le futurisme parvient à se développer en dépit de la disparition de Boccioni, la défection de Carrà, puis celle de Soffici et de Sironi. Même si Marinetti espère toujours imposer l’idée d’un « futurisme mondial », son mouvement doit se limiter pour l’essentiel à l’Italie. Il se maintient grâce à sa capacité d’absorber des spéculations formelles très différentes, allant de l’univers mécanique de Fortunato Depero aux compositions abstraites de Giacomo Balla et aux collages « polymatiériques » de Prampolini, puis à l’aéropeinture, apparue à la fin des années 1920 sous l’impulsion de la « seconde génération futuriste ». Le futurisme demeure pendant ces vingt ans de paix et de repli sur soi le plus grand laboratoire esthétique d’Italie car il ne connaît quasiment aucune limite à son champ d’investigation, permettant à chaque individualité d’imaginer son propre futurisme.
En novembre 1918 paraît la revue Valori plastici animée par Mario Broglio. Cette revue est une tribune pour Giorgio De Chirico, De Pisis, Savinio, mais aussi Carrà. L’exposition présentée par Broglio à la galerie d’Anton Giulio Bragaglia en février 1919 permet à De Chirico d’affirmer son primat dans l’aventure métaphysique. Mais il est déjà requis par d’autres préoccupations plastiques. Et ces préoccupations vont coïncider peu ou prou avec celles qui se font jour justement sous l’égide de Valori plastici. Comme elles ne participent pas d’un groupe constitué, on les a réunies dans une formule qui sonne juste : le réalisme magique. Il trouve ses sources directes dans l’œuvre narrative de Massimo Bontempelli, qui lancera en 1926 la revue ‘900.
Il peut être rapproché de toutes les tendances apparues en Europe prônant le retour à la figuration et aux grands modèles du passé. Mais, en Italie, la sublimation de la réalité, frappée d’une troublante étrangeté, donne à ce coup d’arrêt à la dynamique du nouveau un caractère unique. Ce décalage provoqué dans la représentation du monde et qui joue sur la frontière ambiguë entre le réel et l’imaginaire, mais aussi entre le passé et le présent, rend cet art hypothétique, teinté de mélancolie et chargé d’un mystère sombre et souvent inquiétant. De jeunes talents ne tardent pas à développer ce sentiment équivoque comme, dans la sphère de la peinture, Felice Casorati, Mario Sironi, Gian Emilio Malerba, Mario Tozzi, Carlo Levi et, dans la sphère de la sculpture, Arturo Martini.
En 1922, l’influente critique d’art Margherita Sarfatti présente une exposition à la galerie Lino Pesaro de Milan qui rassemble sept artistes venus d’horizons différents : Bucci, Funi, Malerba, Marussig, Oppi, Sironi et Dudreville. Elle baptise ce groupe Novecento. Un an plus tard, elle organise une exposition de ce groupe qui est inaugurée par Benito Mussolini. Plusieurs autres manifestations importantes se succèdent jusqu’en 1930. Le Novecento n’ayant pas de socle théorique établi, il peut intégrer sans problème de nombreux artistes dont beaucoup sont passés par le réalisme magique, comme Donghi, Ferrazzi, Oppo, Tozzi, Rosai.
La position privilégiée de Sarfatti donne la possibilité à ces artistes de participer à des manifestations importantes comme la Biennale de Venise ou des expositions officielles à l’étranger, de Nice à Buenos Aires en passant par Zürich et Amsterdam.
À la fin des années 1920, d’autres courants prennent leur essor. L’école romaine est sans aucun doute le plus important de tous.
Ce terme recouvre plusieurs situations distinctes. D’un côté, on trouve des artistes qui sont aussi bien les héritiers du réalisme magique que du Novecento, comme Carlo Socrate, Giuseppe Capogrossi, Antonio Donghi, Riccardo Francalancia, de l’autre, ceux qu’on a réunis dans l’« école de la via Cavour » et qui se caractérisent par un style dérivé de l’expressionnisme : Mario Mafai, Scipione et le sculpteur Antonietta Raphaël, qui travaille cependant dans une optique un peu diverse. D’autres encore sont difficilement catalogables, comme Alberto Ziveri, Fausto Pirandello, Armando Spadini, Renato Guttuso. Le groupe Corrente, à la fin des années 1930, constituera un pont fragile entre l’avant et l’après-guerre. En fait, la seule ligne de démarcation qu’on puisse tracer distingue ceux qui explorent des régions inexploitées de la figuration et ceux qui aspirent à un néoclassicisme exacerbé. L’effervescence qui règne alors à Rome montre à quel point les artistes, à de rares exceptions près, ne tiennent pas à se soumettre à des canons esthétiques, qu’ils soient formels ou idéologiques.
Bien des parcours individuels déjouent ces catégories et écoles plus ou moins circonstancielles ou artificielles, comme ceux de Giorgio Morandi, Filippo De Pisis, d’Alberto Savinio, d’Osvaldo Licini ou d’Alberto Magnelli. Sans parler de De Chirico lui-même. Cette exposition, dont les points de vue sont un peu trop flous, ne fournit pas de perspective claire. En effet, si l’intention était d’embrasser toute la situation de l’art en Italie entre 1918 et 1939, elle prête le flanc à la critique. Pour ne citer qu’un seul exemple, on y fait l’impasse sur la prodigue saison de la galerie Il Milione à Milan, où exposent Lucio Fontana et les membres du groupe de Côme, Manlio Rho, Mario Radice, Mauro Reggiani et Carla Badiali, peintres abstraits et géométriques rassemblés autour de l’architecte Terragni. Mais elle a au moins le mérite d’introduire le public français à la culture de la première moitié du XXe siècle en Italie qui a été tellement ignorée ou dénigrée.

« De Chirico et la peinture italienne de l’entre-deux-guerres », LODÈVE (34), musée de Lodève, hôtel du cardinal de Fleury, square Georges Auric, tél. 04 67 88 86 10, jusqu’au 26 octobre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°551 du 1 octobre 2003, avec le titre suivant : L’art italien entre deux guerres

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